L'Œuvre du mois


novembre 2019 Ethnologie

Mystérieux amphibien mexicain

Voici le plus petit objet de nos collections : avec ses 3 cm de long et son centimètre de large aux épaules, il faut presque une loupe pour en savourer les détails. Avouons-le : ce modeste animal est un peu approximatif. Mais tout est dans le détail, et sous des airs insignifiants, il soulève quantité de questions.

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Pendentif en forme d’amphibien (axolotl ?)
Panama ou Costa Rica, Xe – XVe siècle après J.-C.
Alliage d’or et de cuivre
1,8 x 1,2 x 3,4 cm
FGA-ETH-AM-0221

Provenance
Ancienne collection privée, France, années 1960
Acquis à Rennes Enchères, à Rennes, le 25.02.2019, lot n° 298

Inédit

Fig. 1 : © Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photographe : Thierry Ollivier

Minuscule

Ce petit bijou en or creux, en forme d’animal, est un pendentif tel que l’orfèvrerie précolombienne d’Amérique centrale en a produit par milliers, entre le IXe et le XVe siècle de notre ère (fig. 1). Les animaux, – jaguars, crapauds ou grenouilles, singes, crocodiles, oiseaux et tortues –, ont été une inépuisable source d’inspiration pour les orfèvres des cultures Coclé, Calima, Diquis, Chiriquí, Veraguas, Sinu et Tairona1.

Celui-ci se suspendait au collier par les pattes antérieures de l’animal, dont les extrémités sont repliées pour former un petit anneau, comme sur les bijoux du Panama ou du Costa Rica, de culture Chiriquí ou Veraguas. Comme toutes ces pendeloques animalières en or ou en tumbaga – alliage d’or et de cuivre –, notre petite bête a orné le cou d’un défunt dont elle était chargée d’assurer la protection symbolique.

De qui s’agit-il ? Qui est ce quadrupède minuscule ? Ni félin – ­dont il n’a pas le mufle –, ni crocodilien – dont il n’a ni la longue gueule dentée, ni les narines élargies –, son long corps étroit, posé sur de petites pattes, et sa longue queue évoquent plutôt la silhouette d’un amphibien (fig. 2). Un amphibien très particulier cependant, car à l’arrière de ses yeux en bouton, se déploient deux appendices coudés. Une espèce de salamandre à la large tête plate et à la sympathique grande gueule.

Fig. 2 : © Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photographe : Thierry Ollivier

L’axolotl, un siredon

Loin d’être sorti tout droit de l’imagination d’un orfèvre de l’Amérique précolombienne, cet animal évoque très probablement un axolotl, un charmant petit amphibien urodèle (qui conserve sa queue à l’âge adulte), peuplant les lacs des hauts-plateaux du bassin de Mexico. Un être inclassable, ni chair ni poisson, qui, jusqu’en 18652, était tantôt considéré comme un poisson ou comme une anguille, tantôt encore comme un lézard. Au XIXe siècle, on le qualifiait aussi parfois de « siredon », un mot dérivé du grec qui rappelle la sirène et désigne une larve de salamandre3. Un être étrange, qui a suscité une abondante littérature scientifique et fantastique4, et qui est devenu l’un des symboles du Mexique5.

N’est-il pas « chou » ?

Car avec sa petite gueule d’amour, l’axolotl (Ambystoma mexicanum) est une larve de salamandre qui, dans la vraie vie,

Fig 3.

se caractérise par une collerette formée de trois paires de branchies disposées sur le dessus du cou et par une crête membraneuse transparente sur le dos (fig. 3). Ses petits yeux en forme de billes, sans paupières, affleurent sur sa grosse tête elliptique et aplatie, en tout cas pour les sujets restés à l’état larvaire. Dans ses variantes dépigmentées, il a tout du bébé (fig. 4) …

Fig. 4

Bien que la tradition populaire mexicaine ne soit pas vraiment réceptive à sa beauté étrange (selon un adage mexicain, quelqu’un de particulièrement disgracieux serait « laid comme un axolotl »6), c’est une merveille de la nature : en raison de la froidure des eaux des lacs des hauts-plateaux mexicains et du manque d’iode qui l’empêchent d’arriver à maturité, il reste la plupart du temps à l’état larvaire, ce qui ne l’empêche pas de se reproduire et de pondre des œufs.

Ce phénomène est appelé la néoténie. Brun à l’état sauvage, il est généralement dépigmenté en élevage. Si les conditions lui permettent de se métamorphoser, il perd sa crête membraneuse, mais conserve sa queue7 (fig. 5).

Fig. 5

Les Aztèques assimilaient donc le petit amphibien métamorphique à l’une des formes du dieu Xolotl, un dieu prompt à se métamorphoser.

Mexicain jusqu’au bout des branchies

Car le biotope de l’animal est très géographiquement circonscrit : ce sont les lacs des hauts-plateaux mexicains, un environnement qui n’a cessé de se rétrécir en raison – entre autres – de l’urbanisation galopante de Mexico City. L’axolotl du Xochimilco est aussi menacé par l’arrivée d’espèces invasives, tel le tilapia d’Afrique8. Sa population s’est donc drastiquement appauvrie, passant de 6000 individus au kilomètre carré en 1998, à moins de 100 en 20089. Malheureusement, la tendance ne semble pas s’inverser, de sorte qu’à l’heure actuelle, les axolotls vivent surtout en captivité et en Europe, les premiers ayant été importés à Paris dès 186410.

Là où on ne l’attend pas, mais absent du Mexique

Pourtant, bien qu’il ait fasciné les Aztèques, l’animal ne semble pas avoir laissé de traces archéologiques au Mexique. L’axolotl de la Fondation Gandur pour l’Art, le premier à être repéré dans des collections archéologiques, ne provient pas de cette région et n’a qu’une seule paire de branchies : deux éléments un peu curieux. Probablement faut-il voir là une liberté prise par un orfèvre qui n’avait peut-être jamais vu d’axolotl, l’objet venant en effet d’une zone d’Amérique centrale où l’amphibien n’était pas connu. Faut-il imaginer que l’animal, commun chez les Aztèques, a pu être représenté par des orfèvres d’une culture voisine, et être reconnu comme un animal protecteur par les gens de cette même culture ? Ou bien existait-il une autre forme de larve de salamandre, proche de l’axolotl, qui aurait vécu plus au sud ?

Fig. 6 : Collection particulière, Monaco. © Courtesy Galerie Fürstenberg. Photographe : Michel Gürfinkel
Fig. 7 : Metropolitan Museum, inv. 1979.206.503.1-36

Deux autres pièces peuvent être versées au dossier de cet axolotl voyageur : il s’agit de deux colliers d’or de tradition Calima (Colombie, Ier-VIIe siècle de notre ère). Le premier est constitué de seize minuscules quadrupèdes stylisés, de tailles décroissantes11 (fig. 6). Avec leur grosse tête ronde, leur petit corps aplati et leur queue, et surtout avec ces trois couples de petits rectangles aplatis de part et d’autre du corps (deux paires de pattes et des branchies ?), il pourrait également s’agir d’axolotls. Le second, qui présente trente-six animaux tout à fait semblables, est conservé au Metropolitan Museum12 (fig. 7). Ainsi, dans la culture Calima, l’axolotl assure-t-il aussi la protection du défunt par sa présence sous forme de pendeloque, sur des colliers funéraires.

Une chair délectable

Le franciscain espagnol Bernardino de Sahagún (1499-1590) est le premier Occidental à avoir observé ces étranges petites bêtes. Il décrit son aspect hybride, mais signale surtout qu’il est « très bon à manger » et que c’est « un mets de seigneurs »13. Après la conquête, Indiens et Espagnols le consomment frit ou en casserole, parfois assaisonné de piment14. C’était une source appréciable de nourriture puisqu’un axolotl arrivé à maturité mesure entre 15 et 25 cm de long. S’il passe pour être à l’origine d’un penchant pour la luxure, on le lui pardonne, car sa chair délicieuse a aussi la propriété de soigner les engorgements du foie15.

Xolotl, le rebelle

Mais c’était surtout un petit animal dont les Aztèques avaient déjà observé les capacités métamorphiques. Son nom est tiré du nahuatl Atl, qui signifie « l’eau », et Xolotl, qui désigne entre autres le chien16. Or, le chien a, dans la tradition aztèque, une valeur funéraire, puisqu’il était censé guider le mort dans l’au-delà. L’axolotl est donc littéralement un « chien d’eau ».

Xolotl est aussi le nom d’un dieu qui apparaît dans le mythe de la « Naissance du Cinquième Soleil » (fig. 8). Ce mythe aztèque consigné par Bernardino de Sahagún raconte la création du monde. Constatant que le soleil est immobile depuis sa naissance, les dieux décident de se sacrifier, espérant le mettre en branle, en le nourrissant de leur sang. Le seul à refuser de mourir, témoignant en cela d’un bel esprit de rébellion, est Xolotl17. Ce frère jumeau de Quetzalcoatl (le Serpent à plumes) s’esquive et se réfugie tout d’abord dans un champ de maïs où il prend l’aspect d’un double épi ; on l’y débusque. Reprenant sa course, il se métamorphose ensuite en une forme d’agave. Sitôt démasqué, il saute dans l’eau où il prend la forme d’un axolotl, mais il est à nouveau rattrapé : il est alors mis à mort par ses poursuivants18. Il est donc sacrifié pour assurer, par son sang, la nourriture et la mobilité du Soleil.

Fig. 8 : Codex Borgia, le dieu Xolotl.

Les Aztèques assimilaient donc le petit amphibien métamorphique à l’une des formes du dieu Xolotl, un dieu prompt à se métamorphoser. En prenant la forme d’un axolotl, Xolotl passe du monde terrestre au monde aquatique et acquiert donc une dimension funéraire. Cette qualité lui vaut d’accompagner chaque nuit le soleil dans l’inframonde et l’âme des défunts dans le Mictlan, le territoire des morts.

Axolotl, l’invincible

L’autre caractéristique de l’axolotl – et qui fait son succès de laboratoire – est son incroyable capacité à régénérer ses tissus abîmés, voire à s’approprier la greffe de nouveaux membres19. Les Aztèques avaient-ils déjà observé cette particularité ? C’est difficile à dire, mais ce qui est sûr, c’est qu’ils voyaient dans le petit axolotl non seulement une incarnation d’un dieu accompagnant les morts dans l’au-delà, mais aussi un puissant protecteur.

Dr Isabelle Tassignon
Conservatrice de la collection Ethnologie
Fondation Gandur pour l’Art, novembre 2019

Notes et références

  1. Dans l’orfèvrerie Tairona (Colombie), les amphibiens – essentiellement les crapauds – sont de loin les animaux les plus représentés : Legast, El animal, p. 22 et p. 63-74 ; voir aussi Cooke, Bray, « The Goldwork of Panama », p. 35-45.
  2. Renard, « L’axolotl », p. 22 ; Rojas Rabielo, La cosecha del agua, p. 79-80.
  3. Velasco, « Descripción, metamorfosis », pass. ; repris dans Bartra, Villadelángel, Axolotiada, p. 169-200.
  4. Pour la littérature scientifique, voir : Voss, Woodcock, Zambrano, « A Tale of Two Axolotls », p. 1134-1140 ; pour la littérature fantastique : Robert Abernathy, « L’Axolotl », The Magazine of Fantasy and Science Fiction, janvier 1954 ; Julio Cortazar, Final del juego. Axolotl, Mexico, 1956 ; Philippe Caza, « Axolotls », Métal Hurlant, 78, 1982, p. 37-46 ; résumés et présentation des œuvres dans Renard, « L’axolotl », p. 27-30 ; Bartra, Villadelángel, Axolotiada, pass.
  5. Bartra, Villadelángel, Axolotiada, pass.
  6. Smith, « The Mexican Axolotl », p. 593 ; Renard, « L’axolotl », p. 25.
  7. Renard, « L’axolotl », p. 20.
  8. Zambrano, « La extinción del axolote en Xochimilco », in Bartra, Villadelángel, Axolotiada, p. 238.
  9. Voss, Woodcock, Zambrano, « A Tale of Two Axolotls », p. 1135.
  10. Smith, « The Mexican Axolotl », p. 594.
  11. Cette parure, qui appartient à une collection particulière de Monaco, m’a été aimablement signalée par Jean-Christophe Argillet, que je remercie.
  12. Metropolitan Museum, inv. 1979.206.503.1-36.
  13. « Es muy bueno de comer ; es comida de los señores » : de Sahagún, Historia general, XI, iii ; Smith, « The Mexican Axolotl », p. 593.
  14. Rojas Rabielo, La cosecha del agua, p. 81.
  15. Pour les sources anciennes, cf. Rojas Rabielo, La cosecha del agua, p. 80.
  16. Smith, « The Mexican Axolotl », p. 593 ; Bartra, Villadelángel, Axolotiada, p. 35.
  17. Duverger, La fleur létale, p. 89-90.
  18. Duverger, La fleur létale, p. 90.
  19. Voss, Woodcock, Zambrano, « A Tale of Two Axolotls », p. 1136.

Bibliographie

Bartra, Roger, Villadelángel, Gerardo (coord.), Axolotiada: vida y mito de un anfibio mexicano, México, Instituto Nacional de Antropologia e Historia, Fondo de Cultura Económica, 2011.

Cooke, Richard G., Bray, Warwick, « The Goldwork of Panama: An Iconographic and Chronological Perspective », in Mitchell, Jan (ed.), The Art of Precolumbian Gold: The Jan Mitchell Collection, New York, Metropolitan Museum, 1985, p. 35-45.

de Sahagún, Bernardino, Historia general de las cosas de Nueva España (Codex de Florence), 1558-1577.

Duverger, Christian, La fleur létale. Économie du sacrifice aztèque, Paris, Éditions du Seuil, 1979.

Legast, Anne, El animal en el mundo mitico Tairona, Bogotá, Fundación de Investigaciones Arqueológicas Nacionales, 1987.

Renard, Jean-Bruno, « L’axolotl. De la controverse scientifique au mythe littéraire », Sociétés, 108, 2010, p. 19-32.

Rojas Rabielo, Teresa, La cosecha del agua en la Cuenca de México, México, Ciesas, 1998.

Smith, Hobart M., « The Mexican Axolotl: Some Misconceptions and Problems », BioScience, 19, 1969, p. 593-597.

Velasco, José Maria, « Descripción, metamorfosis y costumbres de una especie nueva del género Siredon encontrada en el lago de Santa Isabel cerca de la villa de Guadalupe Hidalgo, Valle de México », La Naturaleza, 4, 1879, p. 209-233.

Voss, Randal Stephen, Woodcock, Ryan, Zambrano, Luis, « A Tale of Two Axolotls », BioScience, 65, 2015, p. 1134-1140.

Zambrano, Luis, « La extinción del axolote en Xochimilco », in Bartra, Villadelángel, Axolotiada, p. 230-239.

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