L'Œuvre du mois


mai 2019 Arts décoratifs

Une navette à encens en émail de Limoges

Ce petit réservoir à encens en émail champlevé associe l’élégance de sa forme, évoquant celle d’un vaisseau, à un décor mi végétal, mi fantastique, caractéristique de l’Œuvre de Limoges au XIIIe siècle. Peu d’objets liturgiques de ce type, soumis à un usage intensif, sont parvenus jusqu’à nous. Cette rareté, ainsi que l’état de conservation de cette petite navette, invitent à explorer les secrets de sa fabrication et les étapes de son cheminement, de Limoges à Genève.

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Navette à encens
Limoges, XIIIe siècle
Cuivre partiellement doré, champlevé et émaillé
8 x 21 x 9,5 cm
FGA-AD-OBJ-0085

provenance
Collection Ruiz, Madrid, jusqu'en 1949
Collection Ernest Brummer, New York, jusqu'en 1979
Galerie Koller, Zurich, 17 octobre 1979, lot n° 234
Sotheby's, Londres, 6 juillet 2017, lot n° 7

© Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photographe : Thierry Ollivier

Une fonction liturgique

En forme de mandorle, ce petit récipient en cuivre champlevé et émaillé se distingue par son couvercle bipartite. Articulé autour d’une charnière centrale, celui-ci accueille un décor de rinceaux de cuivre apparaissant en réserve sur un fond émaillé, ponctué de part et d’autre d’un cabochon ajouré en forme de dragon enroulé. Cette ornementation, mi végétale, mi fantastique, trouve un prolongement dans les deux anses en cuivre recourbées, à l’extrémité légèrement aplatie, évoquant la tête d’un reptile. Ce couvercle abrite une cuve supportée par un piédouche, dont la forme oblongue, évoquant la coque d’un navire, explique le nom de « navette » (ou « navicule »), en usage pour désigner ce type d’objet.

Fig. 1b © Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photographe : Thierry Ollivier
Fig 1c © Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photographe : Thierry Ollivier

Appartenant au mobilier liturgique, cette navette était destinée à contenir les grains d’encens. Cette résine était le plus souvent brûlée dans un encensoir pour produire la fumée répandue par les prêtres au cours des offices, afin de bénir l’autel, les évangiles et l’offrande eucharistique, ainsi que les cierges, les palmes, ou encore les fidèles. La présence d’un motif ajouré sur le couvercle de notre modèle laisserait toutefois penser que les grains pouvaient aussi être brûlés directement dans la navette. Peu d’exemples sont aujourd’hui conservés, notamment en raison d’une manipulation fréquente et sans doute parfois peu précautionneuse. Ces objets n’en étaient pas moins pourvus d’une forte dimension symbolique, si l’on en croit l’interprétation proposée par Guillaume Durand, évêque de Mende au XIIIe siècle, assimilant l’encens à un symbole de la prière, et l’encensoir à une métaphore du corps du Christ1. Ces navettes émaillées faisaient partie des trésors, possédés dès le XIIIe siècle par nombre d’églises du Limousin mais aussi à plus large échelle, dans toute l’Europe, au même titre que les colombes eucharistiques, les pyxides ou les pique-cierges, également pourvues d’un décor émaillé, et dont la FGA conserve de beaux exemples (fig 2 et 3).

Fig. 2 : Pyxide, 2e quart XIIIesiècle, Limoges (FGA-AD-OBJ-0078) © Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photographe : André Longchamp
Fig. 3 : Pique-cierge, 4e quart XIIe siècle, Limoges (FGA-AD-OBJ-0081) © Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photographe : Thierry Ollivier

Par son étymologie, le terme même d’émail évoque l’appartenance de cette technique au domaine des arts du feu. Forme moderne du vieux français esmal, du bas-latin smaltum, il dérive de la même racine indo-européenne que l’ancien haut-allemand smelzan qui a donné le verbe schmelzen (fondre)2.

L’art de l’émail révèle la fascination des artisans et de leurs commanditaires pour les charmes d’une matière vitreuse permettant, selon l’ajout ou non d’un opacifiant, d’imiter les pierres dures ou précieuses. Cette « roche artificielle » se compose d’un mélange cristallin, à base de silice et d’oxyde de plomb (le fondant), additionné de colorants à base d’oxydes métalliques et, éventuellement, d’oxyde d’étain, doué de propriétés opacifiantes. Ce mélange, élaboré sous forme de poudre, se vitrifie et acquiert sa couleur définitive sous l’effet d’une forte chaleur.

Fig. 4 © Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photographe : Thierry Ollivier

La riche palette de jaune, bleu — sombre et turquoise — vert, rouge et blanc qui se déploie sur cette petite navette recourt ainsi aux principaux oxydes en usage à Limoges au XIIIe siècle : l’antimoine, le cobalt, le cuivre, et l’étain.

« L’art de l’émail révèle la fascination des artisans et de leurs commanditaires pour les charmes d’une matière vitreuse permettant, selon l’ajout ou non d’un opacifiant, d’imiter les pierres dures ou précieuses. »

Le décor émaillé proprement dit repose sur l’alliance du métal et de la couleur, répartie au sein de compartiments colorés séparés par des éléments métalliques. Ceux-ci sont soit rapportés, généralement par soudure — on parle alors d’émail « cloisonné » —, soit obtenus par soustraction de matière au moyen d’un burin ou d’une gouge — il s’agit, comme ici, d’émail « champlevé ».

Fig. 5 © Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photographe : Thierry Ollivier

La disparition de l’émail sur l’un des fleurons du couvercle de la navette conservée par la FGA permet, paradoxalement, de bien comprendre cette technique en laissant apparaître à nu le champ « levé » de la matière cuivreuse dans les alvéoles initialement destinées à recevoir l’émail. On distingue même dans le fond des cavités ainsi ménagées la surface irrégulière laissée par les traces d’outils, qui permettait une meilleure adhérence de l’émail.

Posé à l’aide d’une plume, d’une spatule ou d’une pointe en métal3, celui-ci vient alors remplir les alvéoles, toutes les couleurs étant posées simultanément avant la cuisson, ce qui nécessite une dextérité particulièrement aboutie lorsque ces dernières sont juxtaposées, comme, ici, sur les palmettes jaunes, vertes et rouges.

Après la cuisson (parfois suivie d’une seconde étape, réitérée, de pose et de cuisson), la surface de l’émail subit un « lapidage » — ou polissage par abrasion — afin d’être mise au même niveau que celle du métal en réserve. Intervient alors, au ciselet, la gravure des détails sur les parties du métal laissées à nu : les rainures des palmettes, les ailes des dragons et la frise ornant la panse de la navette. Celle-ci présente aussi de nombreux restes de dorure, notamment sous le piédouche, sur le haut de la panse et à la base des dragons, laissant supposer que toutes les parties métalliques étaient originellement dorées, notamment pour protéger le cuivre de l’oxydation.

L’Œuvre de Limoges au XIIIe siècle

Si l’emploi de l’émail comme technique ornementale est attesté à Byzance dès le VIe siècle4, il se répand en Europe à partir du Xe siècle, aboutissant à l’étonnante floraison rhéno-mosane des XIe et XIIe siècles. Sa présence en Aquitaine, sous forme du champlevé, s’observe quant à elle à Sainte-Foy-de-Conques, avant de trouver à Limoges, dès le XIIe siècle, un terrain particulièrement propice à son épanouissement. L’Opus lemovicense, selon un terme apparu à la fin des années 11605, profite en effet, dans la cité épiscopale limousine, d’une forte demande émanant de riches institutions religieuses et monastiques, grâce à la présence des abbayes de Saint-Martial et de Grandmont. L’union d’Aliénor d’Aquitaine avec Henri Plantagenêt, roi d’Angleterre, accroît encore la prospérité de ces dernières, mais aussi de toute la région. Dans le dernier tiers du XIIe siècle, le développement fulgurant des ateliers pratiquant l’émail champlevé répond toutefois à une demande dépassant largement les frontières du duché d’Aquitaine.

Les qualités esthétiques de l’Œuvre de Limoges, d’aspect précieux, graphique et coloré, expliquent en grande partie ce succès, tout comme sa solidité et le coût relativement modéré des matériaux et de leur mise en œuvre. Dès 1200 et dans les décennies suivantes, il fait véritablement l’objet d’une production de masse : si une forme de standardisation s’opère, avec l’emploi de matrices pour les figures d’applique apposées sur les châsses par exemple, la subtilité des variantes observées « interdi[t] le recours à la notion de sérialité6 ». L’observation des quelques navettes conservées traduit bien ce phénomène. Si toutes appartiennent à la même typologie, d’infinies subtilités les distinguent, non seulement dans le décor, mais aussi dans la forme des anses ou encore dans la possibilité, variable, d’ouvrir les deux valves du couvercle, ou, comme ici, une seule.

Fig. 6 © Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photographe : Thierry Ollivier

L’exemplaire de la FGA présente ainsi, à première vue, une ressemblance certaine avec la navette acquise en 1998 par le musée du Louvre (inv. OA 11974) : s’y observe une répartition similaire d’un décor tripartite de rinceaux en réserve sur fond bleu, se terminant en palmettes colorées de rouge, bleu, vert et jaune. Mais la forme de ces palmettes diffère. Celles-ci arborent trois lobes contre cinq sur la navette de la FGA. Cette caractéristique invite à rapprocher l’objet du Louvre de deux tabernacles, tous deux datés des alentours de 1200 : celui de l’église de la Voûte-Chilhac (Haute-Loire), aujourd’hui au Musée du Bargello à Florence et celui qui provient du château de Tüssling, conservé à Munich au Bayerisches National Museum7. La présence des cabochons de verre, dont l’usage se raréfie au cours du XIIIe siècle, confirmerait cette date. En comparaison, l’œuvre de la FGA semble plus tardive. Elle offre davantage de parenté avec la navette du Musée des Beaux-Arts de Dijon (inv. CA T 1264), qui combine elle aussi un décor tripartite de rinceaux aux palmettes et la présence de dragons ajourés. Celle-ci est prudemment datée du XIIIe siècle, les exemples postérieurs à 1215 étant beaucoup plus délicats à replacer dans un contexte chronologique précis.

De l’église au cabinet

Au XIXe siècle, à la faveur du courant néo-médiéval romantique, les objets gothiques en émail de Limoges sont détournés de leur fonction liturgique pour devenir des objets de collection, particulièrement recherchés par les musées comme les particuliers.  Ils alimentent jusqu’au milieu du XXe siècle un large marché, tant européen qu’américain8.  La navette de la FGA a ainsi appartenu à une collection madrilène, la collection Ruiz, jusqu’en 1949, avant d’être acquise par Ernest Brummer, co-fondateur en 1909, avec son frère Joseph, d’une des plus importantes galeries parisiennes d’art médiéval. Une fois Joseph établi à New York, à partir de 1914, Ernest assure la direction de l’antenne parisienne jusqu’en 1940, date à laquelle il rejoint son frère de l’autre côté de l’Atlantique. Les Brummer ont joué un rôle capital dans la constitution des collections médiévales du Metropolitan Museum of Art, notamment pour The Cloisters9, tout en rassemblant chacun une importante collection personnelle. Celle de Joseph est dispersée à New York en 1949, deux ans après son décès ; celle d’Ernest trente ans plus tard, à Zurich10, offrant à la petite navette émaillée un nouveau parcours qui l’a conduite à rejoindre, en 2017, le corpus d’œuvres de Limoges de la Fondation Gandur pour l’Art.

Dr Fabienne Fravalo
Conservatrice collection arts décoratifs

Notes et références

  1. L’Œuvre de Limoges. Émaux limousins du Moyen Âge, cat n° 131, p. 373.
  2. GAUTHIER, 1973, p. 17.
  3. ARMINJON et BILIMOFF, 1998, p. 183.
  4. Ibid.
  5. DRAKE BOEHM, Barbara, « Opus lemovicense : la diffusion des émaux limousins », in L’Œuvre de Limoges. Émaux limousins du Moyen Âge, 1995, p. 40.
  6. TABURET-DELAHAYE, 2011, p. 47.
  7. TABURET-DELAHAYE, 2002, p. 89 ; L’Œuvre de Limoges. Émaux limousins du Moyen Âge, 1995, p. 250, fig. 71a et p. 252, fig. 71b.
  8. DRAKE BOEHM, Barbara, « Le goût des Américains pour l’Œuvre de Limoges aux XIXe et XXe siècles », in GABORIT-CHOPIN et TIXIER (dir.), 2011, p. 123-138.
  9. BRENNAN, 2015.
  10. The Ernest Brummer Collection. Vol. 1 : Medieval and Renaissance and Baroque Art, Zurich, Galerie Koller, 16-17 octobre 1979, lot n° 234.

Bibliographie

L’Œuvre de Limoges. Émaux limousins du Moyen Âge, catalogue d’exposition [Paris, Musée du Louvre, 23.10.1995-22.01.1996 ; New York, The Metropolitan Museum of Art, 4.03-16.06.1996], Paris, Éd. de la Réunion des musées nationaux, 1995.

ARMINJON, Catherine et BILIMOFF, Michèle, L’art du métal : vocabulaire technique, Paris, Éd. du patrimoine – Imprimerie nationale, 1998.

BRENNAN, Christine E., « The Brummer Gallery and the business of art », Journal of the History of Collections, vol. 27, n° 3, 2015, p. 455-468.

GABORIT-CHOPIN, Danielle et TIXIER, Frédéric (dir.), L’Œuvre de Limoges et sa diffusion. Trésors, objets, collections, Rennes, PUR, 2011.

GAUTHIER, Marie-Madeleine (dir.), Émaux méridionaux : catalogue international de l’Œuvre de Limoges. Tome 2 : L’apogée 1190-1215, Paris, éditions du CTHS, 2011.

GAUTHIER, Marie-Madeleine, Émaux du Moyen Âge occidental, Fribourg, Office du Livre, 1973.

TABURET-DELAHAYE, Élisabeth, « Acquisitions », Revue du Louvre, n° 2, avril 2002, p. 89.

TABURET-DELAHAYE, Élisabeth, « L’Œuvre de Limoges : art industriel ou orfèvrerie précieuse ? », in Michele TOMASI (dir.) avec la collaboration de Sabine UTZ, L’art multiplié. Production de masse, en série, pour le marché dans les arts entre Moyen Âge et Renaissance, Rome, Viella, 2011, p. 43-54.

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