L'Œuvre du mois


juillet 2020 Beaux-arts

Rue au Maire de Jacques Villeglé

Au moment où s’ouvre au Mémorial de Caen l’exposition intitulée La Libération de la peinture, 1945-1962 dont le commissariat est assuré par les conservateurs de la Fondation, il est intéressant de s’arrêter sur les œuvres de Jacques Villeglé et plus particulièrement sur ses affiches lacérées. L’une d’entre elles, acquise récemment, occupe en effet la dernière section de l’exposition qui s’attache à montrer comment la Seconde Guerre mondiale a profondément modifié le cours de l’art. En remettant en question les fondements de la peinture traditionnelle, les artistes de l’époque ont cherché à faire table rase du passé et à utiliser de nouveaux moyens pour s’exprimer.

Voir l'œuvre dans la collection

Jacques Villeglé (Quimper, France, 1926)
Rue au Maire
Février 1960
Affiches lacérées marouflées sur toile
Signé « villeglé » en bas à droite ; titré et dimensionné « rue au MAIRE / 252 x 213,5 » au dos de la toile
252,7 x 212,8 cm
FGA-BA-VILLE-0004

Provenance
Alan Koppel Gallery, Chicago
Galerie Georges-Philippe Vallois, Paris, 2020

Jacques Villeglé, Rue au Maire, Février 1960

Réalisée en février 1960 alors que la Guerre d’Algérie ne cesse de pourrir le climat politique en France, Rue au Maire de Jacques Villeglé évoque en creux la situation de cette colonie en passe d’acquérir son indépendance et cette guerre qui n’en finit pas. La paix conclue en 1945 après la capitulation de l’Allemagne hitlérienne n’a été que de courte durée puisque les conflits se succèdent durant les décennies suivantes. Si les guerres de Corée (1950-1953) et du Vietnam (1955-1975) ont un impact somme toute limité en Europe, ce sont avant tout les guerres d’Indochine (1946-1954) et d’Algérie (1954-1962) qui marquent les esprits et clivent la société française. Dans ce contexte, les affiches lacérées autour desquelles Jacques Villeglé construit son œuvre depuis février 1949 prennent souvent une connotation politique 1.

Raymond Hains, La Colombe de la paix, 1959

Proche de Raymond Hains qu’il rencontre à l’école des Beaux-Arts de Rennes en janvier 1945 2, il expérimente à ses côtés différentes techniques, de la photographie au film. C’est avec lui qu’il commence en 1949 à s’intéresser aux affiches et qu’ils réalisent ensemble plusieurs œuvres. Même s’ils suivent par la suite des voies différentes, ils restent proches et leurs recherches s’interpénètrent. Il n’est donc pas étonnant que tous deux reviennent sur la Guerre d’Algérie. Quelque temps avant Villeglé, Hains réalise en effet Paix en Algérie 3 en 1956 et d’autres œuvres à connotation pacifiste comme La Colombe de la paix trois ans plus tard (FGA-BA-HAINS-0004), lui qui avait photographié en 1944 les ruines de Saint-Malo et de Dinard. 

Entre ces deux réalisations, ils présentent ensemble en 1957 leur première exposition d’affiches lacérées à la galerie Colette Allendy à Paris où ils ont rencontré François Dufrêne trois ans plus tôt. Ces différents compagnonnages aboutissent à de réelles amitiés et Jacques Marie-Bertrand Mahé de la Villeglé de son nom complet réalise avec ce dernier La Baleine blanche en 1958 (FGA-BA-DUFRE-0002). Ils sont tous trois membres fondateurs du groupe des Nouveaux Réalistes en octobre 1960 aux côtés de Arman, d’Yves Klein et de Jean Tinguely réunis autour du critique Pierre Restany 4. La « lacération d’affiche » trouve alors ses lettres de noblesse dans le manifeste signé à Milan le 16 avril qui entend dépasser « la peinture de chevalet » qui « a fait son temps » et qui « vit en ce moment les derniers instants, encore sublimes parfois, d’un long monopole » 5.

François DUFRÊNE, Jacques VILLEGLÉ, La Baleine blanche, 1958

Depuis la fin des années 1940, Villeglé travaille inlassablement l’affiche qui devient la matière première de son geste créateur. Considéré comme un matériau pauvre, le papier est en fait une denrée encore assez rare dans la France de l’immédiat après-guerre. Entre les pénuries et le rationnement, « [l]e papier manque » même si « la publicité est reine. L’affiche publicitaire, qui bénéficie du papier le plus coûteux, resplendit sur les façades noircies et tristes des villes » 6.

Jacques VILLEGLÉ, Boulevard Saint-Martin, Août 1959

Qu’elles soient publicitaires ou politiques, les affiches sont omniprésentes durant les Trente Glorieuses et couvrent non seulement l’espace urbain mais aussi les campagnes rurales. Les affiches sont partout et offrent à Villeglé un matériau riche qu’il s’approprie. Pour lui, l’affiche lacérée, qui tient autant du hasard que de la spontanéité, est une œuvre en soi. Le papier arraché aux murs et aux panneaux publicitaires est en effet utilisé sans retouche. Il est déchiré puis ramené à l’atelier et marouflé sans aucune intervention. « Bien qu’il réfute toute composition consciente », Villeglé « admet avoir parfois donné ‘un coup de pouce à la déchirure’ »7. Alors qu’il cherche à s’effacer le plus possible et qu’il considère que l’œuvre pourrait être le résultat d’un « geste plastique anonyme »8, il conceptualise à partir de 1959 cette manière de penser et de faire sous le titre du Lacéré anonyme : « Je tiens mes distances vis-à-vis de l’acte de peindre ou de coller, et la non préméditation pour une inépuisable source d’art, d’un art digne des musées. Je considère comme positif le résultat obtenu par un quelconque passant lacérateur d’affiches, sans qu’il y ait de sa part la moindre intention esthétique ; mais je tiens le choix en grande estime »9.

François DUFRÊNE, La Côte d’Émeraude, 1958

Tout comme Jean Dubuffet et d’autres artistes qui au sortir de la Seconde Guerre mondiale ont repensé la peinture en faisant table rase du passé et en utilisant de nouveaux matériaux et en créant leurs propres outils, Villeglé réussit à trouver une autre manière de représenter le monde, en remplaçant la toile traditionnelle par des matériaux issus du quotidien. Il n’hésite donc pas à utiliser des matériaux pauvres et à laisser une place importante au hasard, comme le montre Fils d’acier – Chaussée des Corsaires, sa première sculpture faite de fils d’acier trouvés dans les ruines de Saint-Malo en 1947 10. La remise en question des fondements mêmes du tableau est donc à l’œuvre. La peinture n’a plus à se confronter au monde réel car ce dernier fait intrinsèquement partie de l’œuvre au travers des matériaux employés, comme les affiches arrachées des murs par Villeglé (FGA-BA-VILLE-0001), Hains, Dufrêne (FGA-BA-DUFRE-0001) ou Mimmo Rotella en Italie (FGA-BA-ROTEL-0002). Hains et Rotella vont même plus loin en utilisant non seulement les placards publicitaires mais aussi leurs supports, comme la tôle pour Hains (FGA-BA-HAINS-0001) ou le mur sur lequel elles sont collées, à l’instar de Rotella (FGA-BA-ROTEL-0003). Les réalités urbaines s’inscrivent donc désormais dans les œuvres tout comme les contextes politiques, sociaux ou économiques.

Mimmo ROTELLA, La dolce vita, 1963-1974
Raymond HAINS, Tôle, 1961
Mimmo ROTELLA, Muro, 1958

Si le principe est sensiblement le même que celui qui a présidé à la réalisation de Chaussée des Corsaires en 1947, composé de matériaux trouvés dans les ruines et qui a longtemps été la seule sculpture de l’artiste, les affiches qu’il utilise ont été essentiellement arrachées dans les rues de Paris. Rue au Maire tire en effet son titre du lieu où Villeglé a prélevé les affiches qui constituent son œuvre. De grande dimension (252,7 x 212,8 cm) et formée de deux panneaux, elle est tellement grande que seul l’un d’eux a pu être photographié au moment du Salon des Comparaisons tenu au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris en mars-avril 1960. On y voit les restes d’un placard appelant au rassemblement « Pour une Algérie française ». Marouflées sur toiles, ces affiches lacérées rappellent que le sort de l’Algérie se joue aussi en métropole. Un an avant la publication du livre de Henri Alleg, La Question 11, qui dénonce la torture mise en place par l’armée française et la guerre sale qu’elle mène, Villeglé n’hésite pas à mettre en lumière le malaise qui secoue la société française et les camps irréconciliables qui s’affrontent. L’affiche lacérée, pourtant spontanée et fruit du hasard, semble permettre de faire en creux une histoire des mentalités et des luttes politiques et sociales françaises, de la décolonisation à la lutte des femmes pour le droit à l’avortement.

Les œuvres de Jacques Villeglé témoignent de la crise de représentation qui sévit après-guerre et qui touche les artistes cherchant, consciemment ou inconsciemment, à représenter la réalité de leur époque sans avoir nécessairement recours à la peinture et à la figuration. Pierre Restany le rappelle en effet : « La guerre nous avait traumatisés, l’art abstrait était considéré par nous comme un commencement d’évasion qui ne voulait pas figurer ce monde » 12. La non-peinture devient ainsi peinture comme le rappelait Camille Bryen et l’affiche lacérée est élevée au rang d’œuvre d’art. L’appropriation devient donc une notion centrale dans le travail de l’artiste dont le matériau brut s’est toutefois raréfié ces dernières années.

Yan Schubert
Conservateur collection beaux-arts
Fondation Gandur pour l’Art, Genève, juillet 2020

Notes et références

  1. C’est d’ailleurs l’une des catégories de classement des œuvres de l’artiste dans son catalogue raisonné qui compte treize sections. Voir Villeglé, Sans lettre, sans figure, Catalogue thématique des affiches lacérées, Neuchâtel, Ides et Calendes, 2004, p. 7.
  2. DUROZOI, Gérard, Jacques Villeglé, œuvres, écrits, entretiens, Paris, Hazan, 2008, p. 14.
  3. Reproduit in ENWEZOR, Okwui, SIEGEL, Katy, WILMES, Ulrich (dir.), Postwar. Art Between the Pacific and the Atlantic, 1945-1965, catalogue d’exposition [Munich, Haus der Kunst, 14.10.2016 – 26.03.2017], Londres, Prestel, 2016, p. [678].
  4. RESTANY, Pierre, Les Nouveaux Réalistes, Un manifeste de la nouvelle peinture, [Paris], Éditions Planète, 1968, p. 204-205.
  5. Ibid., p. 204.
  6. FELGINE, Odile, Jacques Villeglé, Neuchâtel, Ides et Calendes, 2001, p. 63.
  7. Ibid., p. 28.
  8. Ibid., p. 82.
  9. VILLEGLÉ, Jacques, Le lacéré anonyme, [Dijon], Les presses du réel, 2008, p. 7.
  10. Reproduit in Jacques Villeglé, Paris, Flammarion, 2007, p. 135.
  11. ALLEG, Henri, La Question, Paris, Les Éditions de Minuit, 1961.
  12. FELGINE, op. cit., p. 76.

Bibliographie

Comparaisons, catalogue d'exposition [Paris, Musée d'Art moderne de la Ville de Paris, 12.03 – 03.04.1960], Paris, Salon des Comparaisons, 1960, listé p. 100, repr. n/b p. [55] (détail), (sous le titre « Affiches lacérées »)

La Libération de la peinture, 1945-1962, [Caen, Mémorial de Caen, 14.07.2020 – 31.01.2021], Caen, Mémorial de Caen, 2020, cité p. 31, 38 et 136, listé p. 168 et repr. coul. p. 32, 147, 161

À voir également