L'Œuvre du mois


juillet 2023 Archéologie

Jarre prédynastique

Très tôt, avant même le IVe millénaire avant J.-C., les habitants du bord du Nil ont développé une technique céramique parfaitement maîtrisée, qui leur a permis de réaliser des créations d’un esthétisme et d’une qualité époustouflants.

Ce vase rouge en argile nilotique a une forme d’une simplicité et d’une pureté étonnantes : il n’est pas sans rappeler l’art moderne et fait ainsi fondre l’écart chronologique qui nous sépare de nos lointains ancêtres. Contempler un tel objet, pourtant très simple de prime abord, donne lieu à des émotions particulières et fortes. D’un point de vue scientifique, ce type de vestiges préserve une quantité d’informations, tant techniques que chronologiques, très utiles à l’archéologue lors de fouilles.

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Jarre prédynastique polie rouge à bord noir
Égypte, cimetière « a » d’el-Amra (région d’Abydos)
Époque prédynastique, Naqada II (vers 3500 – 3400 av. J.-C.)
Argile nilotique et engobe rouge à base d’hématite
35,5 cm de haut, 19,3 cm de diamètre
FGA-ARCH-EG-0339

Provenance

Fouilles dirigées par David Randall-MacIver et Anthony Wilkin à el-Amra pour le compte de l’Egypt Exploration Fund 1900-1901 ;
Collection privée, France ;
Acquis auprès de la galerie David Ghezelbash Archéologie, Paris, 14.09.2009.

Fig. 1. Jarre prédynastique polie rouge à bord noir. FGA-ARCH-EG-0339. © Crédit photographique : Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photographe : Grégory Maillot

L’Égypte prédynastique, crépuscule de la préhistoire

La jarre présentée ici a été réalisée en Égypte et date d’une époque très reculée, que les chercheurs modernes qualifient de « prédynastique ». Ce terme, par définition, indique la période qui précède les dynasties de pharaons qui se sont succédé durant plus de 3000 ans en Égypte. Il est toutefois restreint au IVe millénaire avant J.-C., bien que les bords du Nil aient été habités bien avant, et que des cultures complexes s’y soient développées auparavant. Cette Égypte ancienne ne ressemble alors pas encore à celle, beaucoup mieux connue, de l’ère historique : l’invention de l’écriture hiéroglyphique et de l’architecture de pierre n’ont eu lieu que bien plus tard, tout comme l’unification politique du pays.

Fig. 2. Carte de l’Égypte. D’après G. Marouard, in N. Moeller, 2016. The archaeology of urbanism in ancient Egypt: from the Predynastic period to the end of the Middle Kingdom. Cambridge University Press: p. 60, fig. 4.1

Durant cette époque prédynastique, plusieurs royaumes co-existaient sur les bords Nil, chacun dirigé par un « chef » ou « proto-roi » qui régnait sur une portion limitée de la vallée depuis sa ville-capitale. Parmi ces établissements urbains, on pense en particulier à Hiérakonpolis, à Abydos, à Naqada, et à Gebelein (fig. 2). La découverte d’une préhistoire égyptienne remonte aux fouilles de l’archéologue britannique William M.F. Petrie à Naqada en 1894–1895 ; depuis ce temps-là, les fouilles se sont souvent concentrées sur les nécropoles prédynastiques, et les sites d’habitat sont restés relativement peu explorés. Il en découle un déséquilibre entre nos connaissances du monde funéraire et de celles du monde des vivants, et notre compréhension de l’Égypte prédynastique souffre d’un biais certain. Heureusement, l’archéologie moderne s’attache aussi à investiguer l’habitat ancien, mais celui-ci a souvent fortement souffert du développement moderne des villes et de l’agriculture, et certains sites ont à présent totalement ou en grande partie disparu.

Les données récoltées dans les cimetières restent donc très importantes, ce d’autant plus que lors des fouilles pionnières de la fin du XIXème – début du XXème siècle, certains d’entre eux jouissaient d’une superbe préservation (fig. 3), contenant de nombreuses tombes en partie intactes dans lesquelles l’assemblage funéraire déposé avec le défunt a été retrouvé dans sa position d’origine.

Fig. 3. Tombe B379, cimetière d’Abadiyeh. D’après W.M.F. Petrie, 1901. Diospolis Parva : the cemeteries of Abadiyeh and Hu 1898–9. Egypt Exploration Society, Londres: pl. V.

La céramique fine prédynastique, prodige technologique

La jarre rouge à bord noir de la FGA appartient à une catégorie bien précise de la céramique prédynastique. On produisait à cette époque des vases en céramique dite ‘grossière’, dont la pâte contenait du dégraissant végétal qui donnait à la surface une apparence irrégulière (fig. 4). Ces jarres pouvaient servir, par exemple, pour la cuisson ou pour le stockage de céréales et de bière, et étaient probablement celles qui étaient accessibles au plus grand nombre.

Fig. 4. Jarre céramique à pâte grossière, provenant de Hiérakonpolis, tombe 78. © Avec l’aimable permission de la Hierakonpolis Expedition ; photographie de l’auteur.
Fig. 5. Jarre rouge polie. Petrie Museum, inv. UC4397.

En parallèle, les potiers ont développé une technologie différente : ils ont produit des céramiques dites ‘fines’, à base d’argile nilotique sans dégraissant végétal. Après façonnage, ils laissaient sécher le vase, mais pas complètement : une fois que la surface avait la fermeté du cuir, ils la polissaient et la recouvraient d’un engobe à base d’hématite. Lors de la cuisson au four, le vase prenait alors une éclatante coloration rouge brillant (fig. 5).

Un second type de céramique fine est encore plus spectaculaire, bien que la méthode de production exacte demeure incertaine : les vases rouges à bord noir. C’est à ce type de vases qu’appartient la jarre de la Fondation (fig. 6a), et contrairement à ce à quoi l’on pourrait s’attendre, il ne s’agit nullement de peinture ou de pigment noir appliqué sur un vase rouge. Cette coloration noire, voire argentée, était obtenue par une réduction d’oxygène lors de la cuisson. Cela se faisait soit lors de la cuisson initiale, soit lors d’un second passage au four. Ce qui est sûr, c’est que le vase devait être déposé à l’envers dans le four, en partie enfoui dans de la cendre ou de la matière végétale, ce qui modifiait la quantité d’oxygène au contact de la surface. Cette production de céramique bicolore, qui pouvait prendre des formes très variées, est un marqueur typique du prédynastique égyptien. Dans de rares cas, un décor géométrique ou figuratif pouvait être ajouté (fig. 6b) à ces vases, mais cela se faisait presque uniquement pour les vases entièrement rouges (fig. 6c).

Fig. 6a. Jarre prédynastique polie rouge à bord noir. FGA-ARCH-EG-0339. © Crédit photographique : Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photographe : Grégory Maillot
Fig. 6b. Fragment de vase rouge à bord noir et décor animalier blanc. Liverpool, Garstang Museum of Archaeology (inv. E4176). © Photographie de l’auteur.
Fig. 6c. Jarre rouge à décor animalier blanc. Oxford, Ashmolean Museum (inv. 1895.482). © Photographie de l’auteur.

Une simple lettre comme marqueur de provenance

Lorsque la jarre de la FGA fut acquise en 2009, sa provenance archéologique était alors inconnue. Toutefois, une marque tracée à l’encre noire est bien visible : une simple lettre « a », qui cache une information cruciale (fig. 7a) ! Pour un spécialiste du prédynastique égyptien, cela fait immédiatement penser à un cimetière fouillé dans les années 1900–1901 dans la région d’Abydos en Haute-Égypte. Le célèbre archéologue W.M.F. Petrie y dirigeait des fouilles pour le compte de l’Egypt Exploration Fund, et il chargea son jeune compatriote David Randall-MacIver d’investiguer la zone d’el-Amra. Il y mit au jour deux cimetières préhistoriques, qu’il baptisa « a » pour l’un, et « b » pour l’autre. Dans les deux cas, il utilisa une lettre minuscule, détail qui a son importance, puisque ce sont souvent des lettres majuscules qui étaient choisies par les fouilleurs (voir fig. 2, ci-dessus, montrant une tombe du cimetière « B » d’Abadiyeh).

Comment toutefois s’assurer que la lettre peinte sur le vase fait bien référence à ce cimetière, et exclure qu’il s’agisse d’une marque laissée, par exemple, par un précédent collectionneur ? Un examen minutieux de la surface de l’objet révèle la présence d’une autre inscription, en partie effacée : un « a » tracé en grand au crayon (fig. 7b). Si cela peut laisser perplexe, on sait qu’il s’agit là d’un système d’enregistrement rapide des objets découverts lors des fouilles, mis au point par W.M.F. Petrie : sur le terrain, afin de ne pas perdre de temps, le lieu de découverte est inscrit au crayon sur les objets. Lorsqu’un artefact provient d’une tombe, le numéro de celle-ci est inscrit ; lorsqu’il est trouvé en surface ou dans un contexte perturbé par les pilleurs, seul le cimetière est spécifié, ce qui semble être le cas ici. Plus tard, souvent en fin de journée, les découvertes ramenées dans la maison de fouille (fig. 8) sont alors marquées à l’encre noire, souvent par les coéquipiers des directeurs de mission, ou par leurs épouses.

Fig. 7a. Panse de la jarre prédynastique polie rouge à bord noir. FGA-ARCH-EG-0339. Couleurs naturelles, indiquant la présence de la lettre minuscule peinte « a », et légères traces de crayon à gauche. © Crédit photographique : Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photographies de l’auteur.
Fig. 7b. Panse de la jarre prédynastique polie rouge à bord noir. FGA-ARCH-EG-0339. Couleurs et contrastes modifiés, mettant en évidence la lettre minuscule « a » tracée au crayon, en partie effacée. © Crédit photographique : Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photographies de l’auteur.

A priori insignifiante, et demeurée inaperçue jusqu’à ce jour, cette simple lettre redonne à l’objet une provenance géographique, à défaut d’un véritable contexte archéologique. Les deux cimetières d’el-Amra contenaient plus de 1000 tombes (600 dans le cimetière « a » et 400 tombes dans le cimetière « b »). Toutefois, il est possible qu’ils n’aient formé qu’une seule et vaste nécropole à l’origine. Randall-MacIver consacra une monographie (fig. 9) à ce site dans laquelle il présenta ses résultats de façon détaillée, du moins selon les critères de l’époque, et très illustrée.

Fig. 8. La maison de fouille à el-Amra et vue sur le site. D’après D. Randall-MacIver et A.C. Mace, 1902. el Amrah and Abydos 1899–1901. Egypt Exploration Society. Londres : pl. 1.
Fig. 9a. David Randall-MacIver
Fig. 9b. Couverture de la publication de David Randall-MacIver dédiée au site d’el-Amra.

Montre-moi un vase, je te donnerai une date

Au-delà d’un esthétisme remarquable, la céramique prédynastique est un atout crucial pour l’archéologue. Puisque l’écriture n’avait pas encore été inventée, on ne peut pas reconstruire la chronologie du IVe millénaire avant J.-C. à partir d’inscriptions comme on peut le faire pour l’ère historique. Pendant longtemps, on ne pouvait baser notre compréhension du développement temporel de ces époques anciennes que sur l’étude de la culture matérielle mise au jour lors de fouilles. Cela n’a pas été une sinécure, et le célèbre William Matthew Flinders Petrie lui-même ne reconnut pas immédiatement que la préhistoire qu’il découvrait était, justement, préhistorique.

Quelques années avant de concentrer ses efforts sur la région d’Abydos, il entreprit un colossal travail de fouilles durant l’hiver 1894–1895 à proximité du village de Naqada. Avec son équipe, il mit au jour plus de 2300 tombes en trois mois, et fut confronté à un matériel tout à fait inhabituel pour l’Égypte, qu’il n’avait rencontré qu’occasionnellement l’année précédente. Il attribua tout ce matériel à une « nouvelle race » (sic), qui aurait envahi cette région d’Égypte durant les temps historiques. C’est son confrère français Jacques de Morgan qui reconnut le premier qu’il s’agissait bel et bien de matériel préhistorique. Après s’être rattaché à l’opinion de J. de Morgan, sans doute de mauvaise grâce, Petrie rattrapa son erreur de façon remarquable : il étudia de près des milliers de vases céramiques et parvint à établir une chronologie prédynastique relative grâce à l’évolution des formes et de leur association dans les sépultures, par à un ingénieux système de grille sur papier, précurseur du tabulateur informatique (fig. 10).

Fig. 10a. L’un des éléments de la grille-tabulateur établie par W.M.F. Petrie pour la mise au point de sa chronologie du prédynastique égyptien. D’après A. Stevenson et J. van Wetering (eds), 2020. The many histories of Naqada: archaeology and heritage in an Upper Egyptian region, GHP Egyptology 32, Londres.
Fig. 10b. Détail de trois lignes de l’un des éléments de la grille-tabulateur établie par W.M.F. Petrie pour la mise au point de sa chronologie du prédynastique égyptien ; chaque ligne est spécifique à une seule tombe, et liste les types et formes céramiques qui y furent enregistrés lors de la fouille. D’après A. Stevenson et J. van Wetering (eds), 2020. The many histories of Naqada: archaeology and heritage in an Upper Egyptian region, GHP Egyptology 32, Londres.

À l’aide de cet outil, il divisa la période prédynastique en trois grandes subdivisions qu’il nomma en fonction des grands sites fouillés, et 54 « dates séquentielles (SD) ». Étonnamment, Naqada où il avait en premier lieu découvert la préhistoire égyptienne n’eut pas l’honneur de figurer dans cette liste. Au cours du XXème siècle, d’autres spécialistes se sont penchés sur cette chronologie, et en ont proposé des révisions en fonction d’approches méthodologiques différentes et des découvertes nouvelles. À l’heure actuelle, c’est celle de Stan Hendrickx qui est généralement suivie : elle a permis de redonner à Naqada toute son importance pour le prédynastique, puisqu’il a nommé chaque phase en fonction de ce site d’importance majeure. Plus récemment, des analyses scientifiques menées à l’Université d’Oxford il y a une dizaine d’années ont permis de raccrocher les chronologies relatives à des dates absolues déterminées par des mesures du Carbon 14 (fig. 11).

En raison de sa forme, la jarre de la FGA a sans doute été façonnée au cours de la phase Naqada IIC–IID de la chronologie relative de S. Hendrickx. Il est difficile d’être plus précis en l’absence d’un contexte archéologique préservé, mais cela permet toutefois de la dater des alentours de 3500–3400 avant J.-C.

Fig. 11. Les différentes chronologies relatives du prédynastique égyptien, proposées par W.M.F. Petrie, W. Kaiser, et S. Hendrickx ; datations absolues déterminées par l’équipe dirigée par M. Dee de l’Université d’Oxford.

Dr Xavier Droux
Conservateur de la collection archéologie
Fondation Gandur pour l'Art, juillet 2023

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