L'Œuvre du mois


avril 2024 Arts décoratifs

Lavamano à décor de diables

Objet aux fortes connotations symboliques, ce lavamano réalisé en Toscane au début du XVIe siècle convoque un bestiaire fantastique complexe, qui puise aux répertoires antique et gothique. Le monstre ainsi composé s’apparente aux créatures infernales dont l’imaginaire occidental s’est plu à peupler les entrailles de la terre. Jusqu’au 22 juillet 2024, le lavamano à décor de diables retrouve temporairement les Mondes souterrains grâce à l’exposition du musée du Louvre-Lens.

Voir l'œuvre dans la collection

Lavamano à décor de diables
Vers 1505-1520
Toscane
Marbre blanc
16 x 26,5 x 34 cm
FGA-AD-OBJ-0023
Fondation Gandur pour l’Art, Genève

Provenance

Marc-Arthur Kohn, Paris, 18 mars 2011, lot n° 39

Fig. 1 - Lavamano à décor de diables, vers 1505-1520. © Crédit photographique : Fondation Gandur pour l'Art, Genève. Photographe : André Longchamp.

Combinant habilement des fonctions décorative et utilitaire, ce petit bassin en marbre sculpté possède une hybridité formelle et ornementale particulièrement surprenante et originale. Il se présente sous la forme d’une vasque circulaire, qui prend l’allure d’une créature monstrueuse bicéphale, née de l’assemblage d’éléments eux-mêmes issus de plusieurs univers iconographiques. Reposant à la fois sur les deux pattes antérieures du monstre, pourvues de pieds griffus, et sur l’une de ses gueules, le bassin est muni d’une anse incurvée en forme d’épine dorsale, permettant sa préhension1.

Dragon…?

L’avant du bassin est constitué par une figure de dragon, dont la gueule, sculptée en ronde-bosse, fait office de dégueuloir par le biais de ses mâchoires monstrueuses entrouvertes latéralement sur des crocs hostiles (fig. 2). Ses oreilles pointues et sa petite barbiche contribuent à l’identification aisée de cette figure majeure du bestiaire fantastique religieux, tout comme le prolongement organique de son corps sous la forme d’ailes nervurées apparaissant en bas-relief sur les parois de la vasque (fig. 3), tandis que l’anse évoque sa fameuse « crête sur le dos armée d’aiguillons2 ».

Fig. 2 - Lavamano à décor de diables (détail de la gueule de dragon), vers 1505-1520. © Crédit photographique : Fondation Gandur pour l'Art, Genève. Photographe : André Longchamp.

Au début du XVIe siècle, la figure hybride du dragon a déjà une longue existence, puisant ses origines dans la culture sumérienne, sous la forme du monstre ailé à tête de serpent, progressivement confondu avec le serpent de l’Arbre de Vie de la Bible, à la source du péché originel3.

Fig. 3 - Lavamano à décor de diables (vu de dessus), vers 1505-1520. © Crédit photographique : Fondation Gandur pour l'Art, Genève. Photographe : André Longchamp.

Émanation du Mal, le dragon apparaît aussi dans la Bible sous les traits du monstre à sept têtes de l’Apocalypse. Si les chapiteaux romans de Moissac figurent encore le diable sous les traits d’un simple serpent sans ailes ni pattes4, l’art gothique met petit à petit en place un ensemble de caractéristiques qui deviennent emblématiques : les écailles, la crête (ici curieusement évoquée par une sorte de feuille d’acanthe stylisée) et, surtout, les ailes membraneuses de chauve-souris.

Apparaissant à partir du XIIIe siècle dans les enluminures, ces ailes pourraient trouver leur origine dans des représentations chinoises de démons maléfiques5. Leur aspect nervuré contribue à les distinguer de celles des anges, pourvues de plumes. D’un point de vue symbolique, ce choix s’explique également par l’association des chiroptères aux ténèbres du Mal6. Ange déchu, Satan a troqué ses ailes célestes contre celles du « rat-oiseau » nocturne suceur de sang.

Incarnation des forces diaboliques, le dragon est ainsi volontiers mis en scène dans les récits de la Légende Dorée figurant la lutte du Bien contre le Mal, ou plutôt, le triomphe du premier sur le second. Il est par exemple terrassé par Saint Georges, qui le transperce de sa lance afin de délivrer la princesse de Trébizonde retenue prisonnière par le monstre (fig. 4), ou vaincu par Sainte Marguerite, qui parvient à s’extraire miraculeusement de son appareil digestif grâce à la croix qu’elle tenait entre ses mains (fig. 5). L’iconographie du lavamano reprend à son tour ce poncif de l’art gothique, par le biais de l’anse invitant à manipuler – et donc à dominer – le monstre.

Fig. 4 – Saint Georges terrassant le dragon, vers 1385-1420. © Crédit photographique : Fondation Gandur pour l'Art, Genève. Photographe : André Longchamp
Fig. 5 – Sainte Marguerite, vers 1380-1400. © Crédit photographique : Fondation Gandur pour l'Art, Genève. Photographe : André Longchamp

…satyre … ?

À l’arrière du bassin, c’est une autre tête qui apparaît en lieu et place du postérieur du dragon, renvoyant à une autre créature, elle-même hybride et également pourvue de connotations diaboliques. Doté d’une large barbe hirsute, d’un nez épaté et de petites oreilles de capridé, ce visage, sculpté pour sa part en simple relief (fig. 6), est incontestablement celui d’un satyre, créature mi-homme mi-bouc issue de la mythologie gréco-romaine (fig. 8). Associée à une forme de vie sauvage dans les bois, cette créature est aussi connue pour sa vie sexuelle débridée, ici évoquée par la forme phallique prolongeant le menton du satyre sous la vasque (fig. 7).

Fig. 7 – Lavamano à décor de diables (vu de dessous), vers 1505-1520. © Crédit photographique : Fondation Gandur pour l'Art, Genève. Photographe : André Longchamp.
Fig. 6 – Lavamano à décor de diables (détail de la gueule du satyre), vers 1505-1520. © Crédit photographique : Fondation Gandur pour l'Art, Genève. Photographe : André Longchamp.

Le satyre antique constitue ainsi également une des sources principales de l’iconographie diabolique traditionnelle7 : aux marges de la civilisation, et donc, par extension, de l’ordre divin, il apparaît comme un démon naturel, souvent mentionné dans les vies des anachorètes et des Pères du désert8.

Cette créature connaît en parallèle un regain d’intérêt à la Renaissance en lien avec la redécouverte de l’antique, donnant lieu à une profusion de figurations, notamment dans le domaine de la petite sculpture9, comme en témoigne un petit bronze de la Fondation Gandur pour l’Art réalisé en Italie du Nord après 1550 (fig. 9). Destinée à un public humaniste érudit, cette statuette tend quant à elle à célébrer un « paganisme joyeux, qui autorise à rêver sur ce que le monde chrétien rend impensable et diabolique10 ».

Fig. 8 – Statuette de satyre agenouillé, IIe-Ier siècle avant J.-C.. © Crédit photographique : Fondation Gandur pour l'Art, Genève. Photographe : André Longchamp.
Fig. 9 – Satyre portant un vase, vers 1550-1600. © Crédit photographique : Fondation Gandur pour l'Art, Genève. Photographe : Thierry Ollivier.

…ou grylle ?

Bien qu’opposées par leur situation à chaque extrémité de la vasque, ces figures du dragon et du satyre se trouvent organiquement reliées par la présence de tentacules serpentiformes qui s’enroulent sous le bassin, donnant naissance à une créature d’autant plus monstrueuse – et d’autant plus diabolique. Par son caractère composite, l’être fantastique figuré et constitué par le lavamano s’apparente ainsi au motif du grylle gothique.

Dans sa dimension ludique, celui-ci forme l’une des marques distinctives de l’imaginaire infernal déployé par la peinture nordique de la fin du Moyen Âge, tout particulièrement par Jérôme Bosch et ses émules, tels Jan Mandyn ou Pieter Huys, dont la Fondation Gandur pour l’Art possède une éloquente représentation du Christ devant les portes de l’Enfer (fig. 10).

Fig. 10 – Attribué à Jan Mandyn ou Pieter Huys, Le Christ devant les portes de l’Enfer, vers 1530-1560. © Crédit photographique : Fondation Gandur pour l'Art, Genève. Photographe : Studio Sebert.

Si le dragon évoquait les ténèbres du Mal notamment par le biais de ses ailes de chauve-souris, et le satyre une forme de chaos naturel éloigné de l’ordre divin, la signification du grylle, dans sa dimension explicitement monstrueuse, est doublement diabolique. Son assemblage hybride et composite apparaît comme l’apanage du diable par opposition à l’ordre divin : il manifeste la « négation de l’ordre que la création divine a introduite dans le chaos pour en faire un cosmos11 ». La laideur impliquée par cette hybridité est en elle-même une image du Mal, selon un processus de diabolisation découlant du dogme de la transsubstantiation affirmé après 1215 et dont le poids tend à s’affirmer à la fin du Moyen Âge12. En ce sens, la créature formée par le lavamano évoque à divers titres l’univers infernal et ses créatures monstrueuses incarnant les forces du mal. Si le dragon se trouve à lui seul lié aux quatre éléments, le satyre, dans sa dimension forestière, renvoie plus spécifiquement à la terre. Mais c’est surtout la combinaison de ces deux créatures en un être monstrueux inédit qui affilie ce dernier à un monde infernal situé dans les entrailles de la terre13. 

Une fonction purificatrice

Comment comprendre alors le déploiement de cette iconographie diabolique sur un objet par ailleurs visiblement affecté à une fonction hygiénique ? Selon toute vraisemblance en effet, ce récipient semble avoir été destiné à recevoir de l’eau, et même à en verser : d’ailleurs, seul le geste consistant à pencher le bassin vers l’avant pour faire s’écouler l’eau de la gueule du dragon permettait de percevoir la complexité du visage du satyre et de ses appendices. À l’instar des aquamaniles en métal, cet objet peut donc être mis en rapport avec une pratique de lavement des mains, soit dans le contexte religieux du réfectoire d’un couvent, soit dans le cadre domestique d’un riche particulier. D’un point de vue symbolique, le lavement des mains peut quant à lui apparaître comme une métaphore de la purification de l’âme recherchée par le croyant. À cet égard, le bestiaire diabolique déployé sur le lavamano  constitue, en creux, une allusion à l’éloignement de ces puissances infernales octroyée par la purification. Sa présence sur un objet à destination privée reflète aussi la place croissante prise par l’imaginaire de l’enfer dans la construction de la conscience individuelle à la fin du Moyen Âge14.

Fig. 11 – Andrea del Verrocchio et Antonio Rossellino, Lavamano, vers 1460-1470. © Droits réservés.

Une œuvre typiquement florentine

Du point de vue de sa composition et de son iconographie, le lavamano peut être en outre considéré comme une évocation miniature du lavabo sculpté par Andrea del Verrocchio et Antonio Rossellino vers 1460-1470 dans l’ancienne sacristie de l’église San Lorenzo de Florence (fig. 11)15. Destiné au lavement des mains du prêtre avant la messe, ce dernier présente lui aussi un décor affronté de monstres hybrides, dont les corps de dragons sont, quant à eux, pourvus de têtes de femme. Ce parallélisme contribue à inscrire l’objet dans le contexte florentin du début du XVIe siècle, tout comme les références archaïsantes à l’univers gothique que constituent la figure du dragon et le motif du grylle.

Autour de 1520, Florence connaît en effet une profonde crise humaniste, politique et religieuse, aggravée par les guerres d’Italie. Doublée d’une ardente volonté de réforme, cette crise suscite une rupture des équilibres artistiques mis en place au cours du Quattrocento. L’attrait pour l’antique est contrebalancé par l’influence de la culture nordique, bien sensible dans la conception même du décor du lavamano. Dans sa dimension ludique et spectaculaire, celle-ci renvoie cependant également à une culture typiquement florentine : celle de la farce ou beffa, dans sa propension au macabre et au monstrueux.

Dans la suite du XVIe siècle, le goût du monstrueux reste prégnant tout en recouvrant d’autres significations. Comme le laisse percevoir l’inventivité à l’œuvre dans le lavamano, la figure du diable n’a bientôt plus « pour objet de faire horreur au spectateur dévot, mais bien de faire honneur à l’artiste qui l’a imaginée16 ». Le monstre, quant à lui, suscite davantage d’intérêt en tant que « merveille » naturelle, notamment dans le cadre des cabinets de curiosités. Sa présence se pare aussi d’une dimension satirique dans le contexte de la Contre-Réforme, et est bientôt appelée à assumer une fonction ouvertement décorative dans le développement des ornementations grotesques.

Fabienne Fravalo
Conservatrice collection arts décoratifs
Fondation Gandur pour l'Art, avril 2024

Notes et références

  1. Nous tenons à remercier Emmanuel Ussel pour les recherches menées sur cet objet, à l’origine de ce texte.
  2. Pastoureau, Michel, « Avant-propos. Des animaux pour rêver », in Bouillon, Hélène (dir.), Animaux fantastiques. Du merveilleux dans l’art [catalogue d’exposition, Lens, musée du Louvre-Lens, 27 septembre 2023 – 15 janvier 2024], Gand, Snoeck, et Lens, musée du Louvre-Lens, 2023, p. 17.
  3. Cf. Blanc, William, « Les mille visages des dragons », in Bouillon, Hélène (dir.), Animaux fantastiques. Du merveilleux dans l’art…,  p. 220.
  4. Delacampagne, Ariane et Christian, Animaux étranges et fabuleux, Un bestiaire fantastique dans l’art, Paris, Citadelles et Mazenod, 2004, p. 134.
  5. Ibid.
  6. Blanc, William, « Les mille visages des dragons »,…p. 221.
  7. Arasse, Daniel, Le Portrait du Diable, Paris, Arkhê, 2010, p. 78.
  8. Ussel, Emmanuel, Coupe (lavamano) à décor de diables (FGA-AD-OBJ-0023), notice, Genève, Fondation Gandur pour l’Art, 2016 (non publié).
  9. Cf. Malgouyres, Philippe, « L’invasion des satyres », dans De Filarete à Riccio. Bronzes italiens de la Renaissance (1430-1550). La collection du musée du Louvre, Paris, Louvre éditions et Mare & Martin, 2020, p. 213-230.
  10. Lissarague, François, « Faunes et satyres, triviales poursuites », in Papin-Drastik, Ivonne (dir.), Faune, fais-moi peur ! Images du faune de l’Antiquité à Picasso, [catalogue d’exposition, …], Cinisello Balsamo ; Milan, Silvana Editoriale, 2018, p. 42.
  11. Arasse, Daniel, Le Portrait du Diable,… p. 30-31.
  12. Cf. Melot, Michel, « La fabrique du monstrueux », in Harent, Sophie et Guédron, Martial (dir.), Beautés monstres. Curiosités, prodiges et phénomènes, [catalogue d’exposition, Nancy, musée des Beaux-Arts, 24 octobre 2009 - 25 janvier 2010], Nancy, musée des Beaux-Arts ; Paris, Somogy éditions d’art, 2009, p. 30.
  13. Cf. Fravalo, Fabienne, « Lavamano à décor de diables », in Estaquet-Legrand, Alexandre ; Terrin, Jean-Jacques ; Verbeke, Gautier (dir.), Mondes Souterrains [catalogue d’exposition, Lens, musée du Louvre-Lens, 27 mars – 22 juillet 2024], Gand, Snoeck, et Lens, musée du Louvre-Lens, 2024, p. 210-211.
  14. Le Goff, Jacques, Préface in Baschet, Jérôme, Les Justices de l’au-delà. Les représentations de l’enfer en France et en Italie (XIIe-XVe siècle), Rome, École Française de Rome, Palais Farnèse, 1993, p. XIV.
  15. Ussel, Emmanuel, Coupe (lavamano) à décor de diables…
  16. Arasse, Daniel, Le Portrait du Diable…, p. 80.

Bibliographie

ARASSE, Daniel, Le Portrait du Diable, Paris, Arkhê, 2010.

BASCHET, Jérôme, Les Justices de l’au-delà. Les représentations de l’enfer en France et en Italie (XIIe-XVe siècle), Rome, École Française de Rome, Palais Farnèse, 1993.

BOUILLON, Hélène (dir.), Animaux fantastiques. Du merveilleux dans l’art [catalogue d’exposition, Lens, musée du Louvre-Lens, 27 septembre 2023 – 15 janvier 2024], Gand, Snoeck, et Lens, musée du Louvre-Lens, 2023.

DELACAMPAGNE, Ariane et Christian, Animaux étranges et fabuleux, Un bestiaire fantastique dans l’art, Paris, Citadelles et Mazenod, 2004.

ESTAQUET-LEGRAND, Alexandre ; TERRIN, Jean-Jacques ; VERBEKE, Gautier (dir.), Mondes Souterrains[catalogue d’exposition, Lens, musée du Louvre-Lens, 27 mars – 22 juillet 2024], Gand, Snoeck, et Lens, musée du Louvre-Lens, 2024 (notice par F. Fravalo, p. 210-211).

GUÉDRON Martial, Les Monstres. Créatures étranges et fantastiques, de la préhistoire à la science-fiction, Paris, Beaux-Arts éditions, 2018.

HARENT, Sophie et GUÉDRON, Martial (dir.), Beautés monstres. Curiosités, prodiges et phénomènes, [catalogue d’exposition, Nancy, musée des Beaux-Arts, 24 octobre 2009-  25 janvier 2010], Nancy, musée des Beaux-Arts ; Paris, Somogy éditions d’art, 2009.

MALGOUYRES, Philippe, « L’invasion des satyres », dans De Filarete à Riccio. Bronzes italiens de la Renaissance(1430-1550). La collection du musée du Louvre, Paris, Louvre éditions et Mare & Martin, 2020, p. 213-230.

USSEL, Emmanuel, Lavamano à décor de diables (FGA-AD-OBJ-0023), notice, Genève, Fondation Gandur pour l’Art, 2016 (non publié).

 

 

À voir également