juin 2020 Arts décoratifs
Descente de croix
D’une exceptionnelle finesse atteignant par endroits une quasi-transparence, cette représentation en ivoire de la Descente de croix suscite non seulement l’admiration, mais également la curiosité. Attribuée à Niccolò Pippi, sculpteur flamand établi à Rome à la fin du XVIe siècle, elle invite à s’interroger sur les sources de sa composition, dérivée de Michel-Ange, mais aussi à reconstituer un ensemble de variantes qui témoigne d’une production « en série » de luxe — un phénomène relativement peu connu de l’art de la Renaissance.
Voir l'œuvre dans la collectionNicolas PIPER D'ARRAS dit Niccolò PIPPI
(attribué à ) (v. 1530 - v. 1604)
Descente de croix
Vers 1580-1585
Rome
Ivoire
29 x 22 x 1,2 cm
FGA-AD-BA-0046
Provenance
Marc-Arthur Kohn, Monaco, 27 juillet 2011, lot n° 53
Une composition inspirée de Michel-Ange
Réalisé avec virtuosité dans de fines plaques d’ivoire appliquées sur un fond d’ardoise – vraisemblablement postérieur –, ce bas-relief figurant la Descente de croix s’articule en deux niveaux.
La partie haute s’organise autour du corps du Christ mort, soutenu par un ensemble de six personnages, répartis autour de la croix et des deux échelles utilisées pour la déposition. Les deux saints qui, selon le récit des Évangiles, assistèrent à l’événement, peuvent être identifiés : Joseph d’Arimathie, vu de dos au premier plan, qui commence à gravir l’échelle pour récupérer le cadavre de Jésus, ainsi que Nicodème, qui, au sommet de la croix, a détaché le corps. Ils sont aidés dans cette opération par quatre autres personnages, dont Longin, le soldat romain qui perça le corps du Christ de sa lance avant de se convertir, peut-être figuré par l’homme au corps puissant, situé sur l’échelle de droite et soutenant une des jambes du Christ. La partie basse se déploie quant à elle en frise, incluant la figure de Joseph d’Arimathie qui constitue une forme de pivot entre les deux niveaux. La scène située à sa gauche (fig. 2) est consacrée à la Lamentation de la Vierge, défaillante, soutenue par Marie-Madeleine et saint Jean, groupe auquel s’adjoint un ensemble de serviteurs et de fidèles restés auprès de Jésus pendant sa crucifixion. Trois autres personnages, à droite de Joseph, s’associent également à cette scène du cycle de la Déploration.
Le schéma d’ensemble de cette Descente de croix découle ainsi de deux dessins de Michel-Ange, dont la paternité, amplement débattue par les historiens de l’art depuis le début du XXe siècle, est désormais établie 1 .
Un dessin à la sanguine, conservé au Teylers Museum (Haarlem, inv. A25r.), a inspiré le noyau de la composition, autour de la déposition elle-même 2. La partie inférieure gauche du relief, consacrée à l’évanouissement de la Vierge soutenue par Marie-Madeleine et saint Jean (fig. 2), reprend quant à elle une composition présente sur un dessin à la pierre noire conservé au British Museum (Londres, inv. 1860-6-16-4).
Une combinaison de ces deux dessins se retrouve sur une feuille à la plume et au pinceau conservée à Cologne dans une collection particulière. Celle-ci fut attribuée par le passé à Daniele da Volterra, en raison de sa proximité avec la célèbre fresque réalisée sur ce thème par l’artiste dans la chapelle Orsini de l’église de la Trinité-des-Monts à Rome 3. Pourtant, le groupe de la Lamentation, dans l’angle inférieur gauche de la fresque, qui figure la Vierge déjà évanouie, allongée, et non pas défaillante, diffère très fortement du groupe présent sur le dessin de Cologne. Aussi, dès 1965, cette feuille avait-elle été donnée par Marita Horster à Vasari 4 . Plus récemment, en 2013, Harula Economopoulos a proposé d’y voir plutôt la main du maître de Stefano Maderno : Nicolas Mostaert, dit Niccolò Piper d’Arras ou Niccolò Pippi 5. Peut-être formé aux Pays-Bas auprès de Jacques du Broeucq puis établi à Rome dans le quartier du Trastevere, Niccolò Pippi est l’un des sculpteurs les plus actifs et les plus populaires de la Ville éternelle dans les vingt dernières années du XVIe siècle.
La Descente de croix de Niccolò Pippi et ses variantes : une production « en série » de luxe
La composition du dessin de Cologne montre en effet une proximité flagrante avec un bas-relief en ivoire aujourd’hui conservé au Museo degli Argenti du Palazzo Pitti (inv. Avori n. 197), à Florence, première Descente de croix attribuée avec certitude à Pippi par l’historien de l’art Charles Rufus Morey dès 1936 6. Le relief est alors identifié comme étant l’œuvre mentionnée dans le premier inventaire de la Tribune des Offices en 1589, salle du palais réservée par le cardinal Ferdinand de Médicis à l’exposition de ses objets les plus précieux 7.
Trois autres variantes en ivoire de cette Descente de croix, également attribuées à Pippi et jouant du contraste entre la blancheur de l’ivoire et la noirceur du fond, ont été depuis répertoriées. Un relief conservé depuis 1835 par les Musées du Vatican (Rome, inv. 62445), attribué lui aussi avec certitude à Pippi par Morey 8, présente ainsi quelques variantes par rapport à l’exemplaire du Pitti : la différence la plus notable concerne le nombre de personnages, qui s’élève à 20 au lieu de 19, au prix de légères modifications de la composition. Un troisième relief en ivoire a été repéré en 1984 dans les collections des héritiers de la duchesse de Parcent à Malaga 9 : selon Eike Schmidt, il s’agirait de la toute première Descente de croix de Pippi connue, évoquée dans l’inventaire de Ferdinand de Medicis en 1579 10 et envoyée en cadeau diplomatique à Fernando de Tolède, vice-roi de Catalogne. Un certain nombre de détails iconographiques et stylistiques, dans les coiffures ou les attitudes des personnages, le distingue des exemplaires des musées italiens. Le corps de Jésus présente notamment une musculature plus saillante, plus exacerbée que dans les versions italiennes – une facture plus proche donc de l’héritage de Michel-Ange transmis par son cercle… L’ensemble de ces caractéristiques se retrouve dans un quatrième exemplaire, conservé quant à lui au Musée des Beaux-Arts de Lyon (inv. L487) et provenant de l’ancienne collection de Jacques-Antoine Lambert, léguée au musée en 1850 11.
Mis à part l’absence du bras gauche du personnage situé au bas de l’échelle à gauche, la Descente de croix de la Fondation Gandur pour l’Art présente une très grande similitude avec les exemplaires de Malaga et de Lyon : le relief y est tout aussi fouillé et le traitement des musculatures très affirmé.
D’une grande virtuosité technique, celui qui peut être désormais considéré comme le cinquième relief de Pippi combine un habile rendu de la profondeur, une subtile précision des détails anatomiques et une large diversité des visages et des expressions (fig. 3) ; le polissage, très achevé, de la surface ne laisse aucune trace d’abrasion. Si la main de Pippi elle-même reste difficile à identifier au sein de réalisations sans doute collectives, l’ensemble de ces caractéristiques invite en tout cas à replacer cette œuvre dans la production de haute qualité de l’artiste et de son atelier, dans le contexte d’un florissant marché de sculpture de dévotion destiné à diffuser les symboles de la Contre-Réforme auprès de l’élite.
Une diffusion internationale
Parallèlement, la Descente de croix de Niccolò Pippi a connu un très grand nombre de répliques réalisées dans différents matériaux : stuc, plâtre, cire, bronze ou argent, dont la liste a été dressée une première fois par Morey en 193612, puis complétée en 1993 par Christina Schmidt13. Une partie de cette production de seconde main, destinée à une clientèle plus large que les œuvres sculptées en ivoire, aurait été élaborée à partir de la version aujourd’hui conservée au Palazzo Pitti, sur la base d’un modèle probablement en cire. Tout comme le plâtre doré du Victoria and Albert Museum (Londres, inv. A.1 :1-1941) et le plâtre de la Casa Buonarroti (Florence, inv. 196), une grande part des autres variantes connues de la Descente de croix découlerait donc d’un moule réalisé à partir de cette cire et utilisé principalement après la mort de Pippi, dès le début du XVIIe siècle14. De nombreuses réinterprétations tardives de la composition de Pippi ont ainsi été effectuées, notamment dans le Sud de l’Allemagne et en Autriche jusqu’au XVIIIe siècle. Sans recourir à la technique du moulage, d’autres toutefois restent plus proches du modèle italien.
C’est le cas d’une plaque en argent estampée, réalisée vers 1620 à Augsbourg par l’orfèvre Hans II Manhart, également conservée par la Fondation Gandur pour l’Art (fig. 4). D’une exécution tout aussi virtuose que l’ivoire de Pippi, cette plaque témoigne, à son tour, de la circulation internationale d’une œuvre emblématique de la Contre-Réforme, inspirée par un modèle prestigieux qu’elle a contribué à diffuser.
Dr Fabienne Fravalo
Conservatrice collection arts décoratifs
Genève, Juin 2020
Notes et références
- Raggio, The Vatican Collections. The Papacy and Art, p. 114.
- Hirst, Michel-Ange dessinateur, p. 62-63.
- Alberti, « La Descente de croix de Daniele da Volterra… », p. 189-238.
- Horster, « Eine unbekannte Handzeichnung aus dem Michelangelo-Kreis…”, p. 199.
- Economopoulos, Stefano Maderno scultore, 1571 ca.-1636, p. 82-84.
- Morey, Gli oggetti di avorio e di osso del Museo Sacro Vaticano.
- Schmidt E., « Cardinal Ferdinando, Maria Maddalena of Austria, and the Early History of Ivory Sculptures at the Medici Court », p. 160.
- Morey, Gli oggetti di avorio e di osso del Museo Sacro Vaticano.
- Estella Marcos, La escultura barroca de marfil en España, t. 1, p. 12.
- Schmidt E., « Cardinal Ferdinando, Maria Maddalena of Austria, and the Early History of Ivory Sculptures at the Medici Court » ; Schmidt E., Das Elfenbein der Medici, p. 31-32.
- Malgouyres, « Baroque Ivory, Florence ».
- Morey, Gli oggetti di avorio e di osso del Museo Sacro Vaticano, p. 43.
- Schmidt C., « Das Kreuzabnahmerelief in der Dülmener Kreuzkapelle – eine Michelangelo-Kopie in Westfalen », p. 194.
- Economopoulos, Stefano Maderno scultore, 1571 ca.-1636, p. 89-93.
Bibliographie
Alberti, Francesca, « La Descente de croix de Daniele da Volterra : iconographie, fonction et contexte », Artibus et historiae, n° 66, 2012, p. 189-238.
Economopoulos, Harula, Stefano Maderno scultore, 1571 ca.-1636. I maestri. La formazione, le opere giovanili, Rome, Gangemi editore, 2013, p. 26-94, œuvre citée p. 87 note 351.
Estella Marcos, Margarita-Mercedes, La escultura barroca de marfil en España : las escuelas europeas y las coloniales, Madrid, Instituto Diego Velazquez, 1984, variante t. 1, fig. 5, p. 12 et t. 2, n° 8.
Hirst Michael, Michel-Ange dessinateur, catalogue d’exposition [Paris, Musée du Louvre, 9 mai 1989 — 31 juillet 1989], Paris, Réunion des musées nationaux, 1989.
Horster, Marita, « Eine unbekannte Handzeichnung aus dem Michelangelo-Kreis und die Darstellung der Kreuzabnahme im Cinquecento », Walraf-Richartz Jahrbuch, n° 28, 1965, p. 191-234.
Malgouyres, Philippe, « Baroque Ivory, Florence », The Burlington Magazine, CLV, novembre 2013, variante citée et repr. p. 795.
Morey, Charles Rufus, Gli oggetti di avorio e di osso del Museo Sacro Vaticano (Catalogo del Museo Sacro della Biblioteca Apostolica Vaticaca, vol. I), Città del Vaticano, 1936, p. 42-50.
Petraroia, Pietro, « Nicolas Pippi (Piper) detto Nicolò d’Arras (Arras, ? – Roma, 1599) » in Maria Luisa Madonna (éd.), Roma di Sisto V : Le arti e la cultura, Edizioni de Luca, Rome, 1993, p. 562-563.
Raggio, O., The Vatican Collections. The Papacy and Art, catalogue d’exposition [Metropolitan Museum of Art, New York, 26 février 1983 — 12 juin 1983], New York, ed. Harry N. Abramd, Inc. Publishers, 1983, variante citée p. 114 et repr. p. 115.
Schmidt, Christina, « Das Kreuzabnahmerelief in der Dülmener Kreuzkapelle – eine Michelangelo-Kopie in Westfalen », Westfalen. Hefte für Geschichte, Kunst und Volkskunde, vol. 71, 1993, p. 194-202.
Schmidt, Eike D., « Cardinal Ferdinando, Maria Maddalena of Austria, and the Early History of Ivory Sculptures at the Medici Court », in Nicholas Penny et Eike D. Schmidt (éd.), Collecting sculptures in early modern Europe Washington, Washington Gallery of Art, 2008, variantes citées p. 159-160.
Schmidt, Eike D., Das Elfenbein der Medici, Munich, Hirmer, 2012, variantes citées p. 30-33.
Schmidt, Eike D. et Sframeli, Marie (éd.), Diafane Passioni. Avori barrocchi dalle corte europee, catalogue d’exposition [Florence, Museo degli Argenti di Palazzo Pitti, 16 juillet 2013 — 03 novembre 2013], Florence, Firenze Musei et Livourne, Sillabe, 2013, cité p. 98, variantes citées et repr. p. 96-99.
Szilágyi, András, « Zwei Reliefs nach Kompositionen Michelangelos », Ars Decorativa, mai 1977, p. 43-61.