L'Œuvre du mois


octobre 2020 Arts décoratifs

Un Traubenpokal de Nuremberg

Avec sa coupe en forme de grappe de raisin, émergeant du panier porté sur son dos par un petit vigneron et surmontée d’un décor sommital de fleurettes, ce hanap en argent partiellement doré constitue un objet emblématique de la production orfévrée de Nuremberg au début du XVIIe siècle.

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Hans WEBER (actif 1588-1634)
Traubenpokal (Hanap en forme de grappe de raisin)
Vers 1609-1629
Nuremberg
Argent partiellement doré
57 x 13,5 cm
Poinçon de ville : « N » pour Nuremberg (1609-1629)
Poinçon de maître : navette de tisserand dans un cadre cintré
FGA-AD-OBJ-0099

Provenance
Collection particulière, France, à partir des années 1980
Lempertz, Cologne, 15 novembre 2019, lot n° 304

Hans Weber, Traubenpokal (Hanap en forme de grappe de raisin), vers 1609-1629. © Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photographe : Thierry Ollivier

Nuremberg, capitale de l’orfèvrerie à la Renaissance tardive

Par sa position géographique au carrefour des routes commerciales reliant le Nord et le Sud, Nuremberg jouit depuis le Moyen Age d’une prospérité économique certaine. À la Renaissance, cette cité devient même l’une des plus peuplées et l’un des centres artistiques les plus importants d’Europe, dont un artiste de l’envergure de Dürer reflète le rayonnement1. Ville libre du Saint Empire romain-germanique, elle accueille, entre 1524 et 1526, la cour impériale, dont les commandes viennent encore renforcer celles des ducs de Bavière et des nombreuses et opulentes dynasties de négociants. S’appuyant sur une longue tradition du travail du métal, l’orfèvrerie est alors la branche la plus dynamique de la production de la cité, avant que cette dernière ne soit supplantée par Augsbourg après la Guerre de Trente ans.

L’adoption de la religion luthérienne ayant mis fin aux commandes de l’Église catholique, Nuremberg s’oriente dès 1525 vers une production civile croisant héritage gothique et innovations italianisantes. Cette rencontre donne lieu à une exubérance de formes inédite dont témoigne le hanap de la FGA, avec sa coupe bosselée et ses ornements puisant à différents répertoires. En lien avec cet essor, la figure de l’orfèvre se pare à cette époque d’un nouveau statut, cumulant le prestige associé à la valeur économique du matériau mis en forme et l’aura intellectuelle de l’artiste, à l’instar de Wenzel Jamnitzer, équivalent nurembergeois du Florentin Benvenuto Cellini. Dans la pratique toutefois, plus qu’un technicien, l’orfèvre est le plus souvent un coordinateur2. Interlocuteur privilégié du commanditaire, il domine un réseau de dessinateurs, peintres, graveurs et sculpteurs dont les talents combinés donnent naissance à des pièces à l’architecture complexe et parfois spectaculaire, tout en jouant sur la reprise et la déclinaison de modèles, en deux ou en trois dimensions.

Si les gravures constituent une source privilégiée pour les ornements déployés à la surface des objets, les éléments en ronde-bosse font quant à eux appel à des modèles en cire, parfois aussi destinés à la fonte. C’est le cas du vigneron présent sur le hanap de la FGA, marchand et tenant en équilibre sur son dos la coupe en forme de grappe de raisin (fig. 2) : réalisé à la fonte d’argent, il connut un succès particulièrement large.

Fig. 2. Hans WEBER, Traubenpokal (Hanap en forme de grappe de raisin) (détail), vers 1609-1629. © Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photographe : Thierry Ollivier
Fig. 3. Hans WEBER, Traubenpokal (Hanap en forme de grappe de raisin), vers 1609-1629. © Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photographe : Thierry Ollivier

Le Traubenpokal, de Dürer à Weber

Le hanap de la FGA est formé d’une coupe en argent doré, elle-même constituée de cinq rangées de cupules de dimensions croissantes, repoussées et ciselées, et d’un couvercle, comprenant trois rangées identiques de dimensions décroissantes, venant s’y imbriquer. Le pied est quant à lui orné d’une double rangée de six cupules. Cet objet s’inscrit ainsi dans le sillage des coupes à bosselage (Bückelpokale) contemporaines de Dürer3. Participant d’une forme de revival gothique, les godrons animant la surface de ces coupes évoquent, dans leur structure et leurs jeux croissants et décroissants, l’architecture des voûtes d’ogives (fig. 3).

Le pittoresque du répertoire emprunté à la nature et à la vie quotidienne relève de la même tendance : celui du vigneron courbé sous le poids de son panier, celui du bouquet de fleurs couronnant le couvercle (fig. 4), ou encore celui de la coupe elle-même, dont la forme reproduit de manière un peu stylisée la structure d’une grappe de raisin, les grains étant représentés par les bosselages. En ce sens, ce Traubenpokal (littéralement, coupe en forme de grappe de raisin) appartient au même univers que les Birnenpokale (coupes en forme de poire), autre forme éminemment typique de l’orfèvrerie allemande, ou, encore, les coupes en forme de ruche ou d’ancolie, toutes faisant référence à l’univers végétal et animal.

Fig. 4. Hans WEBER, Traubenpokal (Hanap en forme de grappe de raisin) (détail), vers 1609-1629 © Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photographe : Thierry Ollivier
Fig. 5. Hans WEBER, Traubenpokal (Hanap en forme de grappe de raisin) (détail), vers 1609-1629. © Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photographe : Thierry Ollivier

La mise en œuvre de ce type de hanap reflète la maîtrise de la technique du repoussé, qui atteint son apogée à Nuremberg autour de 1600, notamment sous le marteau de Hans Pezolt (1551-1633), dont la brillante association avec Christoph Jamnitzer — petit-fils de Wenzel —  assura le prestige de l’orfèvrerie locale au tournant du XVIIe siècle. Pezolt, qui reçut son titre de maître-orfèvre en 1578, est réputé pour avoir mis au point, entre 1577 et 1589, le plus ancien Traubenpokal connu, et réalisé l’un des plus impressionnants exemplaires vers 1592-1594, aujourd’hui conservé au Kunstgewerbemuseum de Berlin4.

C’est toutefois Hans Weber5, l’auteur de la coupe de la FGA, qui contribua à assurer le succès de ce type de hanap en forme de grappe de raisin entre 1609 et 1629. Plusieurs exemplaires portant son poinçon, en forme de navette de tisserand dans un cadre cintré (fig. 5), sont ainsi présents dans diverses collections publiques.

L’un, issu de l’ancienne collection d’Alexandre-Charles Sauvageot (1781-1860), a rejoint le département des Objets d’art du musée du Louvre dès la fin des années 1820 (inv. OA 628) ; un autre est aujourd’hui conservé au musée de la Chartreuse de Douai (inv. A-1498) 6. Si la construction de la coupe obéit toujours au même principe — à savoir une succession de rangées de godrons imbriqués, de taille croissante ou décroissante — la forme du pied, faisant appel aux techniques diverses de l’argent fondu ou découpé et soudé, contribue à faire de chaque hanap un objet unique grâce à l’association, toujours inédite, d’éléments pourtant parfois issus de modèles de nature sérielle. Leur emploi reflète ainsi les ressorts de la créativité des orfèvres nurembergeois après 1600, qui, contrairement au siècle précédent, repose davantage sur la combinaison et la composition que sur l’invention de formes délibérément nouvelles.

Symbolique et usage

D’allure volontairement spectaculaire, le Traubenpokal de la FGA participe, comme ses cousins — Birnenpokale ou autres Bückelpokale — à la vie des cours germaniques, dans leur dimension aussi bien cérémonielle que festive. Destiné à occuper une place de choix sur les buffets et dressoirs au cours de banquets, il reflète la dimension ostentatoire des arts de la table à la Renaissance tardive. Les effets issus de la technique même du repoussé contribuent singulièrement à la fascination exercée par les coupes en forme de grappe de raisin. Sur chaque protubérance, la multitude de minuscules facettes laissées par l’empreinte des coups de marteau reflète l’espace alentour comme autant de miroirs, tout en accentuant, à la tombée du jour, l’effet potentiellement fantasmagorique de la lueur vacillante des flammes.  

Cet aspect ostentatoire n’exclut toutefois pas la vocation usuelle de cet objet, aussi bien symbolique que réelle. Le hanap de la FGA fait ainsi partie des Willkommenpokale, ces verres de bienvenue dont la coutume est l’une des mieux connues des cours princières, en lien avec une « pratique archaïque selon laquelle l’invité et l’hôte affirmaient de manière implicite être réunis dans des intentions pacifiques7». Plus largement, avec sa forme et son décor inspirés par l’univers de la vigne, il renvoie à la place centrale occupée par le vin dans la sociabilité germanique au XVIe siècle et au début du XVIIe, allant d’une consommation modérée et codifiée jusqu’à de véritables beuveries, de la part des monarques et de leurs courtisans. Les jeux à boire donnent ainsi lieu à l’élaboration de toutes sortes de verres, vidrecomes, coupes et ustensiles spectaculaires ou amusants, tels les extraordinaires nefs ou les « gobelets à la jeune fille » (Sturzbecher), verres sans pied dans lesquels buvaient simultanément les futurs époux lors des fêtes de mariage.

Fig. 6. Coupe couverte, vers 1600-1650. © Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photographe : André Longchamp

Enfin, par sa forme étrange, sa démonstration de virtuosité et sa recherche de verticalité, le Traubenpokal s’inscrit pleinement dans la culture des Kunst- und Wunderkammer développée en parallèle par les cours germaniques. Il s’apparente, sur ces différents plans, aux tours de force en ivoire réalisés par les princes et leurs maîtres tourneurs, de la fin de la Renaissance au XVIIIe siècle, dont la FGA conserve également quelques exemples impressionnants (fig. 6).

Dr Fabienne Fravalo
Conservatrice collection arts décoratifs
Genève, Octobre 2020

Notes et références

  1. Voir J. Chipps Smith, Nuremberg, a Renaissance city ; R. Kahsnitz et W. D. Wixom (dir.), Gothic and Renaissance Art in Nuremberg, 1300-1550.
  2. Voir L. Seelig, « L’orfèvrerie et les arts plastiques à l’époque de la Renaissance allemande », in Trésors de l’orfèvrerie allemande du XVIe siècle, p. 49-65.
  3. M. Bimbenet-Privat et J. Kugel, Chefs-d’œuvre d’orfèvrerie allemande, p. 77-78.
  4. K. Tebbe, Nürnberger Goldschmiedekunst, 1541-1868, t. 2 : Goldglanz und Silberstrahl, p. 179-182.
  5. K. Tebbe, Nürnberger Goldschmiedekunst, 1541-1868, t. 1 : Meister, Werke, Marken, p, 434, n° 0934.
  6. M. Bimbenet-Privat et A. Kugel, Chefs-d’œuvre d’orfèvrerie allemande, p. 122-123, cat. n° 21.
  7. A. Scherner, «"Hier j’étais saoûl". Alcool et jeux à boire au début de l’époque moderne », in Trésors de l’orfèvrerie allemande du XVIe siècle, p. 45.

Bibliographie

Trésors de l’orfèvrerie allemande du XVIe siècle, Collection Rudolf-August Oetker, catalogue d’exposition [Toulouse, Fondation Bemberg, 1er juillet - 25 septembre 2016], Toulouse, Fondation Bemberg, 2016

Wenzel Jamnitzer und die Nürnberger Goldschmiedekunst 1500-1700, Goldschmiedearbeiten – Entwürfe, Modelle, Medaillen, Ornamentische, Schmuck, Porträts, catalogue d’exposition [Nuremberg, Germanisches Nationalmuseum, 28 juin – 15 septembre 1985], Munich, Klinkhardt & Biermann, 1985

Bimbenet-Privat, Michèle, et Kugel, Alexis, Chefs-d’œuvre d’orfèvrerie allemande, Renaissance et baroque, Dijon, Faton, 2017

Kahsnitz, Rainer et Wixom, William D. (dir.), Gothic and Renaissance Art in Nuremberg, 1300-1550, catalogue d’exposition [New York, The Metropolitan Museum of Art, 8 avril -22 juin 1986 ; Nuremberg. Germanisches Nationalmuseum, 24 juillet-28 septembre 1986], Munich, Prestel-Verlag, 1986

Maué, Hermann, et al., Quasi centrum Europae, Europa kauft in Nürnberg, 1400-1800, catalogue d’exposition [Nuremberg, Germanisches Nationalmuseum, 20 juin – 6 octobre 2002], Nuremberg, Verlag des Germanischen Nationalmuseums, 2002

Smith, Jeffrey Chipps, Nuremberg, a Renaissance city, 1500-1618, University of Texas Press, 1983

Tebbe Karin, Nürnberger Goldschmiedekunst, 1541-1868, tome 1 : Meister, Werke, Marken, tome 2 : Goldglanz und Silberstrahl, catalogue d’exposition [Nuremberg, Germanisches Nationalmuseum, 20 septembre 2007 – 13 janvier 2008], Nuremberg, Verlag des Germanischen Nationalmuseums, 2007

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