L'Œuvre du mois


septembre 2021 Beaux-arts

Le bestiaire fantastique d'Atlan

Sans titre, représentatif de la première période (1941-1954) de l’œuvre de Jean-Michel Atlan, frappe par sa spontanéité et son rythme. Il s’inscrit dans une œuvre graphique comprenant environ 800 œuvres sur papier, pastels, craies et gouaches1, ce qui représente près de la moitié de la création de l’artiste. C’est dire à quel point celui-ci est familiarisé aux techniques graphiques, dont il apprécie les innombrables qualités matérielles. Il a su réhabiliter l’art du pastel dans l’art moderne, se révélant être un pastelliste exceptionnel2, comme en témoigne cette œuvre sur papier de 1949.

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Jean-Michel ATLAN
(Constantine, 1913 - Paris, 1960)
Sans titre
1949
Pastel sur papier
61,5 x 75 cm
FGA-BA-ATLAN-0007

Provenance
Collection Mogens Fischer, Danemark
Kunsthallen Kunstauktioner, Copenhague, 1996, vente anonyme n° 470, lot n° 52
Collection particulière
Christie's, Paris, 9 décembre 2010, lot n° 110

Expositions
IIIe Hommage à Atlan, Copenhague, Salon Corner, 1982
La Libération de la peinture, 1945-1962, Caen, Mémorial de Caen, 14.07.2020 – 31.01.2021

Jean-Michel Atlan
© Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photographe : Sandra Pointet © 2021, ProLitteris, Zurich

Un destin singulier

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Atlan connaît un certain succès. Tandis que de 19413 à 1944, il débute par une figuration expressionniste, l’année 1945 constitue un tournant dans l’œuvre de l’artiste, qui se met à explorer les voies de l’informel. Lorsqu’il franchit les portes de l’hôpital psychiatrique Sainte-Anne à la Libération de Paris en 19444, où il a été interné après avoir simulé la folie pour échapper à une exécution, sa volonté créatrice est inébranlable. Il se donne dès lors tout entier à la peinture. En 1947, il expose à la galerie Maeght et se place d’emblée au premier plan de la scène artistique. Les portes des salons et des galeries parisiennes s’ouvrent à lui. Ses œuvres entrent dans de prestigieuses collections telles que celle de la poétesse Gertrude Stein5. Cependant, après avoir rompu le contrat qui le liait avec la galerie Maeght en 1948, il disparaît de la scène artistique parisienne et de ses modes, et n’est redécouvert qu’en 19566. Il a soif d’indépendance et de liberté et rejette l’étiquette d’« abstrait lyrique » que la critique tente d’apposer sur son œuvre7. L’art abstrait s’impose pourtant bien, mais sous une version didactique et géométrisante. C’est alors pour Atlan la misère.

L’année 1949 correspond à un moment de doute et de difficultés matérielles pour le peintre. Son œuvre continue de choquer et de surprendre la critique et les amateurs. Sans titre témoigne de cette période et de l’évolution de la peinture d’Atlan qui, malgré le désintérêt de la critique et du marché, poursuit l’affirmation de son propre langage artistique.

La naissance de la forme

Exécuté au pastel gras sur papier, ce dessin témoigne de la pénurie de moyens de ces années noires au cours desquelles Jean-Michel Atlan utilise peu la peinture à l’huile. S’encombrant de peu de détails, l’artiste réalise son œuvre en trois étapes : il recouvre tout d’abord de pastel jaune ocre toute la surface du papier, puis, il travaille en frottant tout le corps du crayon pastel, afin de réaliser des aplats de couleurs ocre orangé, ocre rouge et terre de Sienne. Ensuite, il trace d’épaisses lignes noires et charbonneuses, agencées en un réseau dense et dynamique, qui structurent la composition dont les tons, s’inscrivent dans un clair-obscur. Ces lignes dessinent des courbes et des pointes, qui semblent se métamorphoser en de grands becs d’oiseaux dévoilant leur intérieur orangé. Des cercles concentriques remplis de couleurs pastel unies, représentent de grands yeux d’oisillons peints de profil, tandis que de simples traits noirs verticaux juxtaposés évoquent le plumage de ces créatures fantastiques nées des formes abstraites. On imagine aisément ces oisillons dans leur nid, piailler et attendre, le bec grand ouvert, que les adultes leur apportent encore et encore des insectes en tout genre.

Le même attrait pour les formes libres inspirées des oiseaux s’observe dans Sans titre de 1945 (fig. 1) et Sans titre de 1946 (fig. 2), qui sont caractéristiques du bestiaire des premières années de la peinture d’Atlan. Entre 1946 et 1949, il reprend fréquemment ce thème dit de « l’envol »8 qui fait surgir de grands oiseaux fantastiques inquiétants, à partir de formes mi abstraites mi figuratives, caractérisées par des lignes courbes ascendantes qui rappellent la forme d’un oiseau en vol. À travers cette symbolique fantastique chère au peintre, les formes se dynamisent afin d’atteindre, selon le critique d’art René de Sollier, un « état d’une gestuelle insolite, par la mise en mouvement et l’articulation de l’innommé9. ».

De nombreux aplats de pastel blanc parsement la surface du dessin afin d’accentuer la tension des lignes noires et le jeu de contraste avec les couleurs ocres et rouges. En formant une transition entre celles-ci et le fond, Jean-Michel Atlan veille à ce que les sombres ne s’opposent pas aux clairs et que les gammes restent voisines, les noirs harmonisant ainsi les tons de valeurs équivalentes. Le peintre aime la couleur sobre et discrète. Il préfère utiliser avec parcimonie quelques touches de couleurs, telles qu’ici l’ocre rouge et le brun qui rehaussent la dominante ocre. Il n’est pas un coloriste, le clair-obscur l’attire davantage ainsi que la ligne, élément du rythme.

Jean-Michel Atlan
Fig. 1 - © Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photographe : André Morin © 2021, ProLitteris, Zurich
Jean-Michel Atlan œuvre Sans Titre de 1946
Fig. 2 - © Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photographe : Sandra Pointet © 2021, ProLitteris, Zurich

Une œuvre marquée par le rythme

La puissance de ce rythme graphique des formes constitue un motif récurrent de l’œuvre d’Atlan. L’artiste est ainsi dans une quête permanente d’une spontanéité qui le relie au « grand rythme de tout ce qui est vivant »10». Dès 1948, il déclare dans ses entretiens avec l’écrivain Aimé Patri : « J’admire par-dessus tout l’art des Dogons, celui des Précolombiens et des anciens Assyriens. Il faut que les formes qu’on invente soient capables de "vivre" aussi bien que celles qu’on trouve dans la nature »11. Ici, les arêtes de ses figures rythment l’espace du dessin en une chorégraphie articulée, à la manière des danses vaudou, jazz ou africaines. Par cette affirmation du rythme dans ses œuvres, c’est la danse qu’il introduit. Et la danse est pour lui quelque chose d’essentiel, une passion, un élément déterminant de magie. C’est bien à elle que fait penser ce dessin, une danse jaillie des sources les plus profondes de notre monde. Atlan écrit d’ailleurs que « la peinture va beaucoup plus loin qu’on ne l’imagine. Les hommes primitifs croyaient faire de la magie quand ils faisaient des œuvres d’art. Et nous qui croyons faire de l’art, nous remuons aussi des forces magiques infiniment redoutables. Cette magie est avant tout rythme, car c’est le rythme qui est à l’origine du souffle et de la vie, c’est le rythme qui invente les formes, c’est le rythme qui insuffle à la danse ce quelque chose de sacré qui anime aussi la peinture »12

La peinture de Jean-Michel Atlan convoque le sacré mais, à la différence de la peinture d’Alfred Manessier, par exemple, qui s’inscrit naturellement dans la foi chrétienne catholique, elle est tournée vers des préoccupations magiques et mystiques. Son œuvre se construit en effet sur les profondeurs de l’inconscient collectif et sur la symbolique des signes magiques. Atlan apparaît comme un chamane de la peinture d’après-guerre. Il dit d’ailleurs en 1958 que « [ses] préoccupations magiques et mystiques se retrouvent dans [sa] peinture13 », « [ses] lignes de force [l]’auraient conduit, en un autre temps, à être sorcier ou danseur […] Ce ne sont pas les musées qui [l]’ont conduit à [sa] vocation de peintre, mais les chamans.14 » La dernière lettre d’Atlan, peu avant sa mort, parle également de son œuvre comme une « aventure qui met l’homme aux prises avec les forces irréductibles qui sont en lui et hors de lui, le destin et la nature15 ». On saisit dès lors ce qui a fait le socle de rapprochement des jeunes artistes de CoBrA avec la pensée d’Atlan et sa peinture d’une splendeur sauvage.

« La peinture va beaucoup plus loin qu’on ne l’imagine. Les hommes primitifs croyaient faire de la magie quand ils faisaient des œuvres d’art. Et nous qui croyons faire de l’art, nous remuons aussi des forces magiques infiniment redoutables. » Atlan, novembre 1959

Atlan, précurseur de CoBrA

Jean-Michel Atlan a toujours refusé d’appartenir à une école ou de s’inscrire dans une idéologie, qu’il considérait comme stérilisante. Dès l’immédiat après-guerre, il fait partie des peintres abstraits qui se situent au-delà des tensions entre partisans de l’abstraction et de la figuration. Asger Jorn, l’un des fondateurs du mouvement CoBrA (1948-1951), s’intéresse alors aux peintres novateurs et se rapproche d’Atlan, qui est l’un des artistes les plus inventifs de l’après-guerre et dont la renommée est fulgurante. Celui-ci partage en effet cette ambition de définir une nouvelle conception de la peinture reposant sur les forces de la matière et les ressorts de l’imagination. Il anticipe de quelques années le développement de ce mouvement, soutenant ses artistes tout en refusant d’être intégré au groupe (fig. 3).

Fig. 3 - Photographe : inconnu © Droits réservés

Au cours d’une de ces rencontres informelles, Asger Jorn demande à Jean-Michel Atlan des textes pour la revue Cobra. Il publie ainsi dans le sixième numéro de 1950, un bref article sous le titre Abstraction et Aventure dans l’art contemporain dans lequel il dépasse les antagonismes de l’époque. Le poète et peintre Christian Dotremont considère cet article « comme une première tentative de définition de Cobra16 ». L’artiste y plaide pour un art qu’il définit comme une aventure refusant tant le « réalisme banal, imitation vulgaire de la réalité17 » que « l’art abstrait orthodoxe, nouvel académisme18 » qui tente de substituer à la peinture vivante « quelque agencement de formes plus ou moins décoratives19 ». Selon lui, « les formes qui nous paraissent aujourd’hui les plus valables, tant par leur organisation plastique que par leur intensité expressive, ne sont à proprement parler ni abstraites ni figuratives. Elles participent précisément à ces puissances cosmiques de la métamorphose où se situe la véritable aventure (d’où surgissent des formes qui sont elles-mêmes et autre chose qu’elles-mêmes, oiseaux et cactus, abstraction et nouvelle figuration)20 ».

Jean-Michel Atlan a essayé toute sa vie de peintre de se placer au-dessus du débat abstraction/figuration, qui était virulent dans le Paris de l’après-deuxième-guerre mondiale, et toujours d’actualité dans les années 1950 et 1960. Il a créé un art qui n’appartient qu’à lui, résolument novateur. Afin de dissuader quiconque voudrait emprisonner l’imagination du spectateur par un titre trop simple, il prend le parti de ne pas en donner systématiquement. « Le mystère de [ses] oiseaux est justement de ne pas être des oiseaux21». Il est en effet facile de déceler les éléments et de décomposer en objets réels ces formes abstraites, ces oiseaux fantastiques, qui laissent à l’imagination un libre choix d’interprétation. Sans titre participe de cette abstraction/nouvelle figuration aux prises avec les puissances vitales de la nature. Il annonce le développement des grandes formes abstraites des compositions monumentales initiées à partir des années 1950, moment où Atlan atteint une parfaite maîtrise de son langage artistique.

Adeline Lafontaine
Assistante conservatrice collection beaux-arts
Genève, août 2021

Cette notice a bénéficié de la contribution de Victor Vanoosten
Boursier de la Fondation en 2016

Notes et références

  1. POLIERI, Jacques, « Les pastels », in Atlan : catalogue raisonné de l'œuvre complet, [Paris], Gallimard, 1996, p. 427-589.
  2. Atlan est un des seuls artistes de l’art moderne à avoir pratiqué avec assiduité le pastel – comme Redon – et sans doute pour les mêmes raisons : pour la rareté énigmatique du ton, de la lumière et de la matière qu’il permet d’obtenir.
  3. Autodidacte dans les arts plastiques, il ne commence à peindre qu’en 1941, à l’âge de 28 ans.
  4. Arrêté en 1942 pour faits de résistance contre l’occupant, Atlan simule la folie et est interné à l’hôpital psychiatrique Sainte-Anne où le professeur Delay, le protégea et le laissa dessiner et peindre, sous prétexte thérapeutique.
  5. Il se fait connaître en 1945 grâce à Gertrude Stein qui lui achète de nombreuses œuvres et lui ouvre les portes de ses amis collectionneurs à Paris, Londres et New York.
  6. Date de l’inauguration à la galerie Bing de sa première exposition personnelle à Paris depuis 1947.
  7. À la suite de l’exposition L’Imaginaire à la Galerie du Luxembourg en 1947, organisée par Georges Mathieu et Camille Bryen, et surtout de l’exposition L’École de Paris à la galerie Charpentier, en 1955, dont il réalise l’affiche.
  8. Formule extraite de POLIERI, Jacques, Atlan : catalogue raisonné de l'œuvre complet, p. 178.
  9. SOLIER, René de, « Visite d’atelier : Atlan », La Nouvelle Revue Française, n° 10, octobre 1953, p. 735.
  10. DOVAL, Bernard, Atlan. Essai de biographie artistique, Paris, Éditions Pierre Tisné, 1962, p. 177.]. Selon lui, « la vraie grandeur […] c’est le rythme, non pas le rythme superficiel de la ligne mais le rythme inventeur de formes, le rythme auquel résiste une matière colorée [[ATLAN, Jean-Michel, « Les dits du peintre », in Atlan. Premières périodes 1940-1954, Paris, Éditions Adam Biro, 1989, p. 186.
  11. « Entretien avec Aimé Patri », in Paru, n° 42, mai 1948, p. 56.
  12. Extrait d’une lettre d’Atlan adressée à la revue Geijutsu Shincho en novembre 1959 et publiée en japonais en décembre 1959 de ATLAN, Jean-Michel, « Lettre aux amis japonais », in Atlan. Premières périodes 1940-1954, p. 204.
  13. ATLAN, Jean-Michel, p. 189.
  14. RAGON, Michel, Le regard et la mémoire : portraits-souvenirs de Atlan, Poliakoff, Dubuffet, Chaissac, Fautrier, Hartung, Paris, Albin Michel, 1997, p. 20.
  15. ATLAN, Jean-Michel, « Lettre aux amis japonais », p. 199.
  16. LAMBERT, Jean-Clarence, Cobra, un art libre, Paris, Chêne/Hachette, [1983], p. 161.
  17. Ibid.
  18. Ibid.
  19. Ibid.
  20. Cobra, n° 6, Bruxelles, avril 1950, p. 16.
  21. ATLAN, Jean-Michel, « Les dits du peintre », in Atlan. Premières périodes 1940-1954, p. 192.

Bibliographie

IIIe Hommage à Atlan, catalogue d'exposition [Copenhague, Salon Corner, 1982], Copenhague, [s.n.], 1982,  n° 12,  repr. n/b n. p. (dimensionné 50 x 70 cm)

COUSSEAU, Henry-Claude ; LEVINAS, Emmanuel ; POLIERI, Jacques, et al., Atlan, premières périodes 1940/1954, catalogue d'exposition [Nantes, Musée des Beaux-Arts, 11.04 – 31.05.1986], Nantes, Musée des Beaux-Arts, 1986,  repr. coul. p. 86

COUSSEAU, Henry-Claude (dir.), Atlan. Premières périodes, 1940/1954, Paris, Éditions Adam Biro, 1989,  repr. coul. p. 86 (dimensionné 50 x 70 cm)

POLIERI, Jacques, Atlan, Catalogue raisonné de l'oeuvre complet, Paris, Éditions Gallimard, 1996,  cité p. 445,  n° 1040,  repr. coul. p. 444

DUMAS, Bertrand (dir.) ; SCHUBERT, Yan (dir.), La Libération de la peinture, 1945-1962, catalogue d'exposition [Caen, Mémorial de Caen, 14.07.2020 – 31.01.2021], Caen, Mémorial de Caen, 2020,  listé p. 166,  n° 8,  repr. coul. p. 57

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