février 2019 Archéologie
Statuette de la déesse Isis-Hededyt allaitant Horus
Cette statuette représente une figure féminine allaitant un enfant mâle, assise sur un trône. Les deux scorpions placés sur sa tête permettent son identification, mais leur interprétation s’est révélée fuyante. Elle fut à l’origine la propriété de Natacha Rambova, seconde épouse de la star du cinéma muet, Rudolph Valentino, qui se passionna pour le symbolisme de l’Égypte ancienne et rassembla une impressionnante collection d’œuvres d’art égyptiennes anciennes, iconographiquement atypiques, d’où est tiré ce remarquable exemple. Pour en apprendre plus sur cette « déesse scorpion » et sur la carrière égyptologique de Natacha Rambova.
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25e Dynastie
Péridotite
12,6 x 3,8 x 6,1 cm
FGA-ARCH-EG-0662
Origine géographique
Égypte
provenance
Collection Natacha Rambova (1897-1966), seconde épouse de Rudolph Valentino
Collection Donald P. Hansen, New York, en prêt au Brooklyn Museum of Art (inv. no. L67.27.1) de 1967 à 1984
Christie’s, Londres, 8 juin 1988, lot n° 168
Collection Resandro, Allemagne
Christie’s, Londres, 3 juillet 2018, lot n° 14
La statuette représente un personnage féminin assis sur un trône cubique, caractérisé par son dossier bas et complété par une plinthe en ressaut qui sert de repose-pieds. Elle porte une robe-fourreau gainante, révélant ses formes, robe qui devint l’élément de base de la garde-robe de la femme égyptienne sous l’Ancien Empire. Sa perruque tripartite, divisée par une raie médiane, présente deux pans qui retombent sur la poitrine ; leurs extrémités s’achèvent par une boucle en spirale. Cette caractéristique de la perruque suggère que cette statuette date de la 25e dynastie 1 . Elle allaite un enfant mâle, nu, assis perpendiculairement sur ses genoux, les pieds posés sur un petit repose-pied spécialement conçu à cet effet. À première vue, il n’y a rien d’inhabituel dans l’attitude de cette femme qui allaite. Mais à y regarder de plus près, le geste traditionnel par lequel une femme offre son sein gauche à son enfant est ici inversé. On ne connaît à ce jour que deux statues de femmes allaitantes, offrant leur sein droit, et non le gauche, à leur enfant. Celle-ci est l’une d’elle et la seconde est conservée au Musée Égyptien du Caire 2 .
Ce geste atypique est associé à un attribut féminin inhabituel, constitué de deux scorpions posés sur la couronne. Par le passé, on a tenté d’identifier cette figure féminine à Selkis parce que le scorpion est son emblème traditionnel. Cette identification ne tient pourtant pas compte de la polyvalence des symboles égyptiens anciens, ni de la manière dont ces symboles sont décrits dans les textes égyptiens anciens.
Dès le Moyen Empire, des passages des textes dits des Sarcophages mentionnent une divinité, Hededyt 3, qui plus tard, dans le contexte nubien du Nouvel Empire 4, sera figurée comme une déesse portant un scorpion sur la tête.
Ces représentations portent habituellement la légende Isis, la grande, la mère du dieu, la maîtresse des cieux. Elles sont aussi complétées par une stèle magique datée de la même époque, au Caire, où deux figures féminines sont représentées, chacune exhibant deux scorpions sur la tête, comme attributs. La seconde figure est spécifiquement identifiée à Isis, et comme sa compagne, porte les épithètes : Grande en magie et Maîtresse du district de Ro-nefer 5
On ne connaît à ce jour que deux statues de femmes allaitantes, offrant leur sein droit, et non le gauche, à leur enfant. Celle-ci est l’une d’elle et la seconde est conservée au Musée Égyptien du Caire.
Au cours du temps, Isis-Hededyt est associée au site d’Edfou en Haute Égypte, principal centre de culte du dieu Horus. Elle y est appelée Isis, la grande, la maîtresse du district de Ro-nefer, la souveraine du scorpion-serek 6 . Par l’entremise de la notion théologique d’alexikakoi, par laquelle des caractéristiques malveillantes sont transformées en traits bienveillants, comme on le voit toujours aujourd’hui dans l’expression combattre le mal par le mal, Isis exploite le poison venimeux du scorpion pour le relâcher contre ses adversaires divins. Elle endosse ainsi le rôle d’une formidable protectrice, non seulement pour son fils Horus, mais par extension, pour le pharaon vivant qui, durant sa vie, était identifié à cet enfant divin. Sa puissance est renforcée par son incorporation à la théologie solaire dans laquelle elle est identifiée à la fille de Rê 7 , le dieu solaire. En tant que fille, elle défend son père solaire contre la puissance maléfique d’Apophis, le serpent qui tente de contrecarrer la course diurne du soleil.
Le caractère solaire d’Isis-Hededyt se prolonge d’une manière remarquablement subtile, signe de la façon polyvalente et intriquée dont est constituée l’ancienne exégèse religieuse égyptienne. La racine étymologique supposée pour l’épithète Hededyt est *HD 8, évoquant l’idée de blanc / de blancheur. À un niveau, l’idée de la blancheur d’Isis est associée aux caractéristiques égyptiennes anciennes des arachnides. Les Anciens avaient observé que les scorpions appartiennent à deux groupes différents : l’un caractérisé par sa couleur noire, l’autre par sa couleur plus pâle. Isis-Hededyt est associée au plus pâle des deux, Buthus Occitanus, Androctonus Australis 9 . La polyvalence de cette épithète ne s’arrête cependant pas là puisque la racine *HD est aussi en lien avec l’idée de luminosité. Cette épithète lie ensuite Isis à Sothis, l’étoile du Grand Chien, Sirius, dont le lever héliaque à la fin de l’été était perçu comme un signe avant-coureur de l’imminence de la crue du Nil. Toutes ces notions sont implicites dans l’usage de l’épithète Hededyt et renforcent la caractérisation gréco-romaine d’Isis comme la déesse aux innombrables noms.
Les nombreuses représentations sculptées inscrites au nom d’Isis-Hededyt qui sont généralement datées de la Basse Époque attestent de sa popularité, mais cette popularité n’était pas due à l’étendue de son culte. Au contraire, le culte d’Isis-Hededyt était établi dans les temples de l’époque gréco-romaine où une prêtrise lui était consacrée. Chaque année, ces prêtres célébraient sa procession solennelle sHa, le deuxième jour du quatrième mois de Shemou 10.
De ce fait, il n’est pas étonnant que cette statuette iconographiquement riche ait retenu l’attention de Natacha Rambova. Fille du colonel Michael Shaugnessy, un marshal fédéral, et de Winifred Kimball, qui venait d’une insigne famille mormone 11 , Natacha Rambova (née Winifred Kimball Shagnessy) 12 est née à Salt Lake City le 19 janvier 1897. Winifred Kimball Shaugnessy fut éduquée à Londres et rejoint ensuite l’école de ballet de New York, avant d’intégrer une compagnie de ballet pour laquelle elle choisit son nom de scène, Natacha Rambova. Elle accompagna cette troupe à Hollywood où elle devint créatrice de costumes et scénographe. Là-bas, elle rencontra l’icône du cinéma, Rudolph Valentino, dans la scénographie Art déco qu’elle conçut pour son film Camille, en 1921 13 . Mariée illégalement avec Valentino - qui n’était pas encore divorcé de Jean Acker - à Mexico, l’année suivante (1922) et légalement, après son divorce d’avec Jean Aker, en 1923. En 1932, six ans après le décès de Valentino (1926), elle épousa le Comte Alvaro de Urzaiz et devint spiritiste.
Celui-ci l’emmena en Égypte en 1936 où elle rencontra Howard Carter 14 et développa un intérêt pour l’égyptologie. Elle étudia brièvement sous l’égide de Stephen Ranulph Kingdon Glanville (1906-1956), un éminent égyptologue britannique 15 . Après avoir obtenu une bourse de la Bollingen Foundation 16 , en 1946, pour étudier le symbolisme des scarabées égyptiens anciens, elle fit la connaissance d’Alexandre Piankoff (1897-1966), un égyptologue d’origine russe qui était connu comme éminent spécialiste en religion et en philologie, ayant occupé des postes à l’Institut français d’Archéologie Orientale, au Caire, et plus tard à Paris, au Centre National de la Recherche Scientifique 17 , qu’elle épousa. Elle déplaça ensuite ses centres d’intérêts des scarabées vers l’édition des textes religieux de la Vallée des Rois, sous la direction de Piankoff. Elle publia son travail avec l’aide de [Mary] Elizabeth Thomas (1907-1986) 18 , une Américaine aujourd’hui reconnue comme une pionnière dans l’étude des tombes royales de la Vallée des rois. Natacha Rambova est décédée à Pasadena, en Californie, le 5 juin 1996.
Son intérêt pour le spiritisme et le symbolisme était évident dans sa collection d’objets égyptiens anciens, fascinants et iconographiquement significatifs, dont certaines pièces ont été vendues à Sotheby’s, New York, le 05.12.2007. Parmi elles, une statuette en bronze d’une divinité anthropomorphe à tête « Sethienne » (FGA-ARCH-EG-0312), dont l’identification reste controversée 19 a été acquise par la Fondation Gandur pour l’Art, suivie par une seconde statuette de sa collection, celle d’Isis-Hededyt, qui est le sujet de cette notice.
La publication des Bollingen Series 20 a débuté en 1943 comme programme de la Old Dominion Foundation fondée par Paul Mellon en 1941. Le nom choisi est celui du petit village suisse où Karl Gustav Jung, le fondateur de la psychologie analytique, possédait une maison de campagne. Conjointement fondée par Paul Mellon et sa première épouse, Mary Conover Mellon, le but initial de cette fondation était d’assurer, dans le monde anglophone, une audience plus large au travail scientifique de Jung. L’intérêt de Natacha Rambova pour le spiritisme et sa compétence dans les anciens textes religieux égyptiens à caractère ésotérique trouvés dans les tombes de la Vallée des Rois constituaient un mélange parfait qui lui permit de recevoir une bourse de cette fondation en 1946. Elle édita plusieurs volumes de cette collection publiée sous le nom de Piankoff 21 .
Natacha Rambova a probablement acquis la statuette d’Isis-Hededyt parce que le geste nourricier inhabituel de la déesse et son attribut en forme de double scorpion avaient sans doute sollicité ses intérêts pour le spiritisme et le symbolisme. Cette acquisition s’ajoute au nombre d’objets iconographiquement importants déjà présents dans les collections de la Fondation Gandur pour l’Art, dont certains seront présentés individuellement comme objets du mois.
Dr Robert Steven Bianchi
Conservateur en chef
Conservateur collection archéologie
Notes et références
- Fazzini, 1988, p. 12.
- Le Caire, Musée égyptien, CG 39368 : Daressy, 1905, p. 343-344 et II, 1905, pl. LXIII.
- Meeks, 1977.
- Goyon, 1978, p. 439-458.
- Le Caire, Musée égyptien, CG 9404 : Goyon, 1978, p. 445-446.
- Goyon, 1978, p. 444.
- Goyon, 1978, p. 447-448.
- Goyon, 1978, p. 453-554.
- Goyon, 1978, p. 453.
- Goyon 1978, p. 449-450.
- Janssen, 1996 et Manassa, Bennett, 2012.
- Bierbrier, 2012, p. 454.
- Sotheby’s, Antiquities, New York, 5 December 2007, p. 14.
- Bierbrier, 2012, p. 105-106.
- Bierbrier, 2012, p. 214.
- Bollingen Series (consulté le 29.08.2018)
- Bierbrier, 2012, p. 431-432.
- Bierbrier, 2012, p. 539.
- Antiquities, Catalogue de vente, Sotheby’s, New York, 5.12.2007, lot nº 10.
- Bollingen Series (consulté le 29.08.2018) ; et McGuire, 2012.
- Piankoff, 1954 ; Piankoff, 1955 ; Piankoff, 1957 ; Piankoff, 1962 ; et Piankoff, 1968.
Bibliographie
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Hansen in memoriam (consulté le 29.10.2018)
Bollingen Series (consulté le 29.08.2018)
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