L'Œuvre du mois


décembre 2019 Arts décoratifs

Allégorie de l’Afrique

Une tête d’éléphant en guise de coiffe, un drapé aux plis fouillés découvrant les épaules… une corne d’abondance dans la main droite et un turban laissant apercevoir des cheveux aux boucles serrées… Cet étonnant buste de femme offre une libre interprétation des codes académiques et allégoriques. Il faisait partie d’un ensemble, aujourd’hui dispersé et partiellement perdu, consacré aux Quatre Parties du monde.

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René Frémin ou son entourage
Allégorie de l’Afrique
Vers 1720-1750
France ou Espagne
Marbre blanc
71 x 72,5 x 28 cm
FGA-AD-BA-0009

Provenance
Collection Nicolas Beaujon, hôtel d'Évreux, Paris
Vente collection Nicolas Beaujon, Paris, 25 avril 1787, lot n° 162
Marc-Arthur Kohn, Cannes, 4 août 2010, lot n° 223

Fig. 1 – © Fondation Gandur pour l’Art. Photographe : Thierry Ollivier

Une représentation allégorique

Représenté presque à mi-corps, ce buste de femme aux épaules à demi-recouvertes d’un ample drapé aux plis animés possède un certain nombre d’attributs qui permettent d’identifier sa fonction allégorique. Coiffée d’un turban surmonté d’une tête d’éléphant, elle porte autour du cou un collier de corail et tient de sa main droite une corne d’abondance garnie d’épis : autant d’éléments associés par Cesare Ripa à l’allégorie de l’Afrique, dans la représentation des Quatre Parties du monde comprenant théoriquement également l’Amérique, l’Asie et l’Europe.

Fig. 2 – Cesare Ripa, Iconologia, traduit par Jean Baudoin, 1643 (droits réservés)

Dans la célèbre Iconologie, publiée une première fois en 1593 avant d’être traduite et adaptée en français par Jean Baudoin1, le type de l’Afrique porte en effet les caractéristiques suivantes : « Elle est presque toute nue, ayant les cheveux crépus, pour cimier une tête d’Éléphant, et un collier de corail. Elle tient un Scorpion de la main droite, et de la gauche une Corne d’Abondance plein d’épis, outre qu’elle est toujours suivie par un lion, et par des serpents.2 ». Si l’établissement de tels codes répond initialement à un désir humaniste de fixer les bases d’une tradition iconographique à travers un langage symbolique stable, celui-ci constitue une source longuement exploitée non seulement par les artistes du Grand Siècle, mais également au cours du XVIIIe siècle. La principale liberté prise ici par le sculpteur vis-à-vis des normes établies par Ripa consiste essentiellement en une réduction du nombre d’attributs, limités aux plus emblématiques afin de s’adapter au mieux au format du buste.

L’Allégorie de l’Afrique s’insère dans une représentation de la cosmogonie qui vise à affirmer la supériorité d’une Europe civilisée et civilisatrice sur les autres continents au temps du commerce triangulaire.

Une œuvre de René Frémin ?

Cette sculpture appartient à un ensemble de quatre bustes en demi ronde-bosse figurant les Quatre Parties du monde, longtemps attribués à René Frémin (1672-1750)3, sans qu’aucune pièce d’archive ou aucun document illustré ait pu en apporter la preuve. Formé dans l’atelier de François Girardon (1628-1715) et d’Antoine Coysevox (1640-1720) avant de séjourner à l’Académie de France à Rome de 1694 à 1699, Frémin est l’un des sculpteurs français les plus actifs de la fin de la première moitié du XVIIIe siècle. Il réalisa l’essentiel de son œuvre pour les grands programmes sculptés des jardins de Versailles, Chantilly et Marly, puis, à l’invitation de Philippe V, qui le nomma Premier Sculpteur, il se rendit en Espagne de 1721 à 1738.

Deux œuvres de cet ensemble sont aujourd’hui conservées – L’Afrique, par la FGA, et L’Amérique4, dans une collection privée. Le style de ces bustes s’avère toutefois légèrement différent de la manière de Frémin – notamment dans le traitement incisé des pupilles5. Il se rapprocherait plutôt des œuvres d’autres sculpteurs français actifs à sa suite à la cour de Philippe V d’Espagne sur le chantier de la Granja à San Ildefonso près de Ségovie, tels que Jacques Bousseau (1681-1740), Pierre Pitué ou Hubert Dumandré (1701-1781)6. Ceux-ci travaillaient volontiers d’après les modèles laissés par Frémin après son départ pour Paris, ce qui les amena à adopter un modelé proche de celui du maître, tout en s’en distinguant, notamment par le traitement des visages et des regards.

La galerie de Nicolas Beaujon

Fig. 3 – Louis Michel Van Loo, Portrait de Nicolas Beaujon, huile sur toile, 144 x 110 cm, abbaye de Chaalis (droits réservés)

Ces allégories sont réputées avoir orné la galerie du mécène et financier bordelais Nicolas Beaujon (1718-1786) à l’hôtel d’Évreux, l’actuel palais de l’Élysée, dont la collection fut dispersée en 17877. Constituée environ une dizaine d’années auparavant, à partir de 1777, cette collection aussi variée que prestigieuse comprenait non seulement des toiles des grands et petits maîtres hollandais, parmi lesquels Rembrandt et Rubens, mais également de nombreux tableaux français du XVIIIe siècle, de Boucher à Greuze ou encore, parmi ses principaux fleurons, Les Ambassadeurs d’Holbein, aujourd’hui à la National Gallery de Londres. S’y adjoignait un ensemble de marbres réalisés par des sculpteurs français contemporains, de Falconet à Pajou, mais aussi de nombreux meubles, horloges, céramiques et objets en bronze doré, ainsi qu’une exceptionnelle bibliothèque de plus de 4000 volumes, légués par Beaujon à l’Académie de Bordeaux.

Si quelques objets et tableaux étaient destinés à l’ameublement des appartements du financier, l’essentiel était disposé, de façon quasi muséale, dans la longue galerie pourvue d’un éclairage zénithal qui reliait les espaces de réception aux pièces d’habitation privées. Les sculptures des Quatre Parties du Monde données à Frémin par le catalogue de la vente de la collection Beaujon (non illustré) y côtoyaient quatre autres bustes en marbre représentant les Saisons, attribués quant à eux à Philippe Bertrand8.

Entre anthropologie et fantaisie

Les bustes des Quatre Parties du Monde équivalent à une représentation de la cosmogonie, qui vise, au sein des programmes iconographiques qui l’accueillent – comme dans la Grande commande de 1674 à Versailles –, à affirmer la supériorité d’une Europe civilisée et civilisatrice sur les autres continents au temps du commerce triangulaire. Réalisée au moment où émerge un savoir anthropologique9, l’Allégorie de l’Afrique s’efforce quant à elle de combiner le canon académique avec la transposition, relativement grossière, d’une physionomie africaine.

Fig. 4 – © Fondation Gandur pour l’Art. Photographe : Thierry Ollivier

Cette tentative est sensible dans le traitement des boucles de cheveux, dans la rondeur des traits ou dans l’étirement en largeur de la structure du visage, bien différent de celui, plus classicisant, de L’Amérique. Si cet étirement fait écho à l’horizontalité générale du buste, accentuée par la disposition du drapé et celle des bras aux coudes repliés légèrement écartés, il traduit également l’interprétation personnelle d’un ensemble d’éléments aussi stéréotypés que fantaisistes. Le turban couvrant les cheveux bouclés du personnage tend à ainsi à assimiler la figure allégorique à l’exotisme orientalisant des « turqueries » contemporaines.

Dr Fabienne Fravalo
Conservatrice collection arts décoratifs

Notes et références

  1. La traduction de Jean Baudoin est publiée en deux temps : une première partie en 1636 et la seconde en 1643.
  2. C. Ripa, II, 1643, p. 7-8 ; Bar et Brême, 2009.
  3. Masson, juillet-août 1937 ; Souchal, 1993.
  4. L'Amérique vue par l'Europe, 1976, p. 134, repr. n/b, n° 132.
  5. Voir les recherches de Caroline Ruiz, René Frémin entre Paris, Rome et Madrid ou les séductions de la sculpture française dans l’Europe de la première moitié du XVIIIe siècle, thèse en cours sous la direction de Pascal Julien et Fabienne Sartre, université de Toulouse 2.
  6. Herrero Sanz, 2012.
  7. Masson, juillet-août 1937.
  8. Catalogue de tableaux et autres effets des cabinets de feu M. Beaujon, 25 avril 1787, lot n° 163, p. 57-58.
  9. Lafont, 2019. Voir notamment le chapitre 2 : « Le tournant visuel de la science de l’homme ».

Bibliographie

Catalogue de tableaux et autres effets des cabinets de feu M. Beaujon, catalogue de vente, Paris, Hôtel d’Évreux, 25 avril 1787, lot n° 163, p. 57-58.

L'Amérique vue par l'Europe, catalogue d'exposition [Paris, Grand Palais, 17.09.1976 — 03.01.1977], Paris, Éditions des musées nationaux, 1976, œuvre de la même série, L’Amérique, citée p. 134, repr. n/b, n° 132.

MASSON, André, « La galerie Beaujon », Gazette des beaux-arts, juillet-août 1937, p. 47-59, cité p. 55, non repr.

MASSON, André, Un mécène bordelais : Nicolas Beaujon, Bordeaux, Delmas, 1937, p. 105.

SOUCHAL, François, French Sculptors of the 17th and 18th Centuries : the Reign of Louis XIV, illustrated catalogue, Oxford, Cassirer ; Londres ; Boston, Faber and Faber, 1993, cité p. 310, considéré comme disparu, non repr., cat. n° 35.

 

Bibliographie générale :

BAR, Virginie et BRÊME, Dominique, Dictionnaire iconologique. Les allégories et les symboles de Cesare Ripa et Jean Baudoin, Dijon, Faton, 2009.

HERRERO SANZ, María Jesús, « Los jardines de la Granja de San Ildefonso : Felipe V entre Marly y Versalles », Bulletin du Centre de recherche du château de Versailles [en ligne], 2012, mis en ligne le 18 décembre 2013, consulté le 26 septembre 2019.

LAFONT Anne, L’art et la race. L’Africain (tout) contre l’œil des Lumières, Dijon, les presses du réel, 2019.

RIPA, Cesare (BAUDOIN, Jean, trad.), Iconologie où les principales choses qui peuvent tomber dans la pensée touchant les vices et les vertus sont représentées sous diverses figures, Paris, Baudry, 2011 (reprod. de l’édition de : Paris, chez Mathieu Guillemot, 1643).

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