L'Œuvre du mois


septembre 2020 Archéologie

Le premier législateur de l’Histoire
Une figurine de fondation du roi Ur-Namma

Il fut un temps où construire un palais ou un temple était l’occasion, pour son royal constructeur, d’insérer son nom et son image dans les fondations du bâtiment et de rappeler ainsi, et pour l’éternité, ses qualités exceptionnelles et la solidité des liens qu’il avait tissés avec les dieux. L’objet présenté ici nous vient du lointain pays de Sumer et est l’un des plus anciens documents de la collection puisqu’il date de la fin du IIIe millénaire avant notre ère. Ce roi oriental qui porte fièrement un couffin sur la tête nous donne l’occasion de nous poser deux questions : qu’est-ce qui fait construire les rois ? Quelles étaient les qualités que les Mésopotamiens attendaient d’un bon roi ?

Voir l'œuvre dans la collection

Figurine de fondation d’Ur-Namma
Mésopotamie, pays de Sumer, fin du IIIe millénaire avant J.-C.
Alliage cuivreux, fonte pleine
27,6 x 8,8 x 5,2 cm
FGA-ARCH-PO-0024

Provenance

Ancienne collection Walter Vahldieck (1902-1992), Berlin, acquis en 1940
Vendu en 2001 chez Jeschke, Greve & Hauff, à Berlin, vente du 05-08.11.2001, lot n° 4108
Puis collection particulière
Acquis chez Christie’s, à New York, le 07.12.2006, lot n° 47

Ur-Namma, roi de Sumer et d’Akkad

Homme ou clou ? Les deux ! Car cette figurine est à la fois une statuette d’homme debout, torse nu, jambes gainées dans un pagne, et, avec son extrémité pointue, un outil d’ancrage (fig. 1 et 2). Ses deux bras relevés maintiennent sur sa tête un panier circulaire plein à ras bord, posé sur un petit coussin rond. Tête totalement rasée, oreilles dégagées, l’homme au couffin a défié le temps. Sur son pagne est gravée l’inscription cunéiforme suivante, en langue sumérienne :

« À Inanna, la maîtresse de l’Eanna, sa déesse, Ur-Namma, roi puissant, roi d’Ur, roi de Sumer et d’Akkad, a construit son temple ; il l’a restauré ».

Fig. 1 : © Fondation Gandur pour l’Art. Photographe : André Longchamp

Tout est dit en quelques signes : ce roi est Ur-Namma (ou Ur-Nammu, le « guerrier de la déesse Namma »). Il règne sur le pays de Sumer et d’Akkad, autrement dit l’Irak et la Syrie actuels, à la fin du IIIe millénaire avant notre ère1. Il a construit et restauré l’Eanna, le temple d’Inanna à Uruk. Grande déesse qu’Inanna, aussi connue sous le nom d’Ishtar, et plus tard d’Astarté : c’est la divinité de l’amour et de la guerre. C’est la principale déesse de Mésopotamie.

Cet objet en fonte pleine, qui fut coulé dans un moule, a de nombreux frères jumeaux, conservés entre autres au Metropolitan et au British Museum, et provenant du même temple, l’Eanna d’Uruk2. Avec ses vingt-sept centimètres de haut, c’est un chef-d’œuvre d’ingéniosité, de raffinement et d’équilibre, qui dit tout de la puissance d’un roi, de sa piété et de ses ambitions.

Fig. 2 : © Fondation Gandur pour l’Art. Photographe : André Longchamp

Chéri des dieux

Son règne marque le début de la IIIe Dynastie d’Ur, époque que l’on qualifie de « renaissance sumérienne ». Une renaissance qui dura soixante-six ans, pendant laquelle Sumer et ses vénérables cités, comme Ur et Uruk, regagnent leur primauté en Mésopotamie. Pacifique, Ur-Namma s’attelle à rendre sa prospérité au pays tout en protégeant les plus faibles ; car Ur-Namma se sent favorisé des dieux, c’est un élu3. « Utu (dieu du soleil et de la justice) a placé le mot [juste] dans ma bouche », dit-il de lui-même dans un hymne 4.

S’il est entré dans l’histoire comme tout premier législateur (on lui doit le premier code de lois de l’Histoire) et comme administrateur (il est aussi à l’origine du premier cadastre), des documents archéologiques témoignent de son inlassable activité de bâtisseur. Car, comme d’autres rois mésopotamiens avant et après lui, Ur-Namma a bâti une muraille, des palais et les premières ziggourats, et creusé des canaux d’irrigation, en tirant au mieux parti des richesses naturelles du « Croissant fertile ». Et surtout, il a construit des temples, dédiés à diverses divinités, sur toute l’étendue de son royaume, notamment à Ur, à Uruk, à Nippur, à Éridu et Larsa (fig. 3). En cette fin de IIIe millénaire, bâtir est, en Mésopotamie, une prérogative royale, un privilège jalousement gardé, dont ne jouissent plus les ensi, les gouverneurs locaux.

Fig. 3 : Carte tirée de « Lorsque la royauté descendit du ciel… ». Les fouilles belges du Tell Kannâs sur l’Euphrate en Syrie, Morlanwelz, 1983, p. 17.

Du bonheur d’être bâtisseur

En effet, dès le début du IIIe millénaire, les rois du Proche-Orient ont laissé de nombreux témoignages relatifs à la construction de leurs palais et de leurs temples, car l’aménagement du territoire conquis sur le désert, y est synonyme de civilisation. Et un roi-bâtisseur, qui apporte la civilisation, est un roi heureux5 ; c’est surtout un roi qui est en bons termes avec le monde divin, une harmonie garante de prospérité pour le peuple. Car, en Mésopotamie, construire un temple n’est pas une initiative royale, mais se fait souvent sur injonction des dieux, qui se manifestent en rêve au roi6. Ainsi les rois réalisent-ils les désirs architecturaux des dieux.

Revenons à Ur-Namma : sur une stèle fragmentaire en pierre provenant d’Ur, – une très grande stèle divisée en registres, à l’origine haute de plus de trois mètres7 –, le roi est représenté en adoration devant Nanna, le dieu de la lune, et sa parèdre, la déesse Ningal (fig. 4). Au troisième registre, un dieu (barbu et coiffé d’une tiare à cornes, probablement Nanna) précède le roi, qui porte sur son auguste épaule de lourds outils de maçon, parmi lesquels un couffin8. L’image exprime ainsi que le dieu est finalement l’initiateur du projet, le roi n’en étant que l’exécutant.

Et ce temple, lors des premières étapes de sa construction, il faut l’arrimer au sol, solidement, et faire savoir pour toujours, pour les siècles des siècles, qui l’a construit. C’est ce que l’on appelle les dépôts de fondation9. C’est ici qu’entrent en jeu les briques estampillées, les clous et autres figures de fondation, portant, gravés dans leur chair de métal ou d’argile cuite, des textes royaux, qui nous disent tout, ou presque, de leur histoire.

Fig. 4 : Philadelphie, Penn Museum, inv. B16676.14 © Penn Museum
Fig. 5 : British Museum, inv. 90019 © The Trustees of the British Museum

Des briques et des clous à enfouir dans le sol

Car, c’est aussi par des textes épigraphiques qu’Ur-Namma est connu comme un bâtisseur hors-pair : il y a tout d’abord des briques cuites estampillées à son nom (au Metropolitan Museum, au British Museum, fig. 5), destinées à être placées dans les fondations du bâtiment ; il y a ensuite les montants de porte inscrits (fig. 6) et les tablettes en pierre comportant la dédicace du temple à la divinité (au British Museum, notamment, fig. 7 : ici encore, une dédicace à Inanna…). Tous, réalisés dans des matériaux solides, destinés à perdurer dans des bâtiments de terre crue, commémorent pour l’éternité – et pour tout successeur qui entreprendrait des travaux de rénovation – qu’Ur-Namma fut le premier à construire ou à restaurer un temple, et par là, à honorer et à prendre soin des dieux.

Il y a enfin les clous et autres figurines : s’achevant en pointe, ils ont en plus une valeur magique10. Car c’est aux endroits stratégiques des bâtiments officiels qu’ils étaient placés, dans des coffrets scellés, faits de briques cuites11 : fondations (là où le bâtiment est en contact direct avec le sol), angles de l’édifice, seuils et passages, autant d’endroits de transition, où l’on passe d’un espace à l’autre, et qui restaient potentiellement dangereux.

Fig. 6 : British Museum, inv. 103352 © The Trustees of the British Museum
Fig. 7 : British Museum, inv. 113866 © The Trustees of the British Museum

La puissance magique des pointes et de l’écriture

Symboliquement, la pointe des clous de fondation fixe au sol les puissances maléfiques : on en connaît de tout simples, en terre cuite (comme celui de nos collections, destiné au temple du dieu Ningirsu par Gudéa, un ancien gouverneur de la cité-état de Lagash, fig. 8), et d’autres en forme de dieu posant un genou en terre et enfonçant devant lui un grand clou (fig. 9), ou encore en forme de taureau couché (fig. 10)12 ; après Gudéa, ces deux derniers types seront toutefois abandonnés pour celui du roi porteur de couffin13.

Tous sont des objets pleins de puissance magique, qui arriment symboliquement et de toutes leurs forces le bâtiment au sol. L’écriture aussi, qui réunit pour toujours le nom du roi à celui de la divinité, devait ajouter un surcroît de puissance magique à l’objet. Cela en faisait des objets extrêmement précieux puisque les recherches récentes ont montré que certains d’entre eux étaient enveloppés dans du tissu, avant d’être enfouis dans les substructions14.

Fig. 8 : © Fondation Gandur pour l’Art. Photographe : André Longchamp
Fig. 9 : Figurine de fondation d’Ur Ba’u, Musée du Louvre, inv. AO 311 © Louvre Museum / CC BY-SA 2.0 FR
Fig. 10 : Figurine de fondation de Gudéa, Musée du Louvre, inv. MNB 1374 © 2008 Musée du Louvre. Photographe : Thierry Ollivier

L’argile pure de la première brique

Aussi les souverains n’hésitaient-ils pas à se faire représenter sous forme de figurines de fondation en rois-bâtisseurs, un couffin d’argile, prête à être transformée en première brique, sur la tête (bien plus tard encore, le roi Assurbanipal, entre autres, continuera à se faire représenter ainsi, fig. 11). Cette brique n’est pas une brique anonyme, c’est la « brique de la destinée » ou la « brique de bon augure »15. On connaît le déroulement des opérations, qui commencent avec un rêve suscité par une divinité, se poursuit avec la pose de la première brique, en passant par le dessin du plan du temple et le choix de l’argile : Gudéa dit qu’après avoir tracé le plan du temple, il a dessiné le moule à brique, avant d’aller chercher de l’argile pure – sans cailloux, fine et douce, d’une belle couleur uniforme, agréable sous les doigts – et d’en faire, avec tout son cœur, sa foi et sa royale énergie, la première brique de fondation. À cette argile, le roi mélange des huiles fines, du beurre, du miel et de la résine, avant de la laisser sécher16. C’est une opération cérémonielle et sacrée qui nécessite la pureté rituelle du roi et qui s’accompagne de prières, de sacrifices et de libations destinés à célébrer les divinités pour lesquelles le temple est construit.

Immortaliser le roi, un couffin d’argile pure posé sur la tête, juste avant qu’il en modèle la première brique, équivaut donc, mutatis mutandis, à publier l’image de nos élus posant la première pierre d’une construction officielle. C’est aussi une manière de dire que ce roi-là est un grand roi et qu’il honore ses dieux.

Fig. 11 : British Museum, inv. 90864 © The Trustees of the British Museum

Entretenir et restaurer, inlassablement

L’architecture de Mésopotamie, réalisée avec des matériaux modestes que sont l’argile et les roseaux des bords du Tigre et de l’Euphrate, est relativement fragile. Une fois sorties du moule, les briques d’argile crue simplement séchées au soleil nécessiteront des travaux réguliers d’entretien et de restauration : colmatage des brèches et redressement des murs écroulés sous l’effet de l’érosion. Car les dieux pourraient déserter un temple en mauvais état et abandonner leurs fidèles. C’est la raison pour laquelle les activités royales de restauration sont aussi commémorées dans les inscriptions portées sur les briques de fondation, sur les figurines ou encore sur les clous en terre cuite.

« Abandonné sur le champ de bataille comme un pot écrasé »

Certes, il ne faut pas chercher dans cette figurine un portrait d’Ur-Namma : il entre dans cette statuette une grande part de convention, puisque ses successeurs, Shulgi et Amar-Suen, se feront immortaliser de la même manière, avec les mêmes traits physiques, crâne rasé, torse nu, jambes enveloppées dans un pagne, et qui évoque une forme de pureté rituelle, nécessaire pour faire la première brique. C’est une image idéalisée du roi, d’un roi pur qui a bâti pour ses dieux, pour son peuple et pour lui-même.

Ur-Namma mourut prématurément, après dix-huit années de règne, au cours d’une bataille inconnue : il meurt « abandonné sur le champ de bataille comme un pot écrasé » 17, comme nous le dit de manière très imagée son chant funéraire, et descend aux Enfers, chargé de présents pour les dieux qui vont l’accueillir. Il se lamente devant tous ces dieux qui semblent avoir oublié les cadeaux qu’il leur a faits de son vivant18. Tous ? Non ! la déesse Inanna, dont Ur-Namma a enrichi le temple à Uruk, se souvient et, fidèle à son tempérament immensément colérique, détruit tout de rage19, probablement furieuse d’avoir perdu son meilleur soutien. L’action de législateur qu’Ur-Namma avait eue sur terre lui vaudra cependant de partager, avec le héros Gilgamesh, une charge de juge des Enfers. Une belle reconnaissance, fût-elle posthume…

 

Dr Isabelle Tassignon

Conservatrice de la collection Archéologie

Fondation Gandur pour l’Art, septembre 2020

 

Notes et références

  1. Dates de règne : 2112 à 2095 (chronologie moyenne) ou 2047 à 2030 (chronologie basse) : sur ces questions, voir Averbeck, “Temple Building among the Sumerians”, p. 4, avec la bibliographie.
  2. Metropolitan Museum, inv. 47.49 ; British Museum, inv. 113896.
  3. Prologue du code d’Ur-Namma : Szlechter, « Le code d’Ur-Nammu », p. 173-174.
  4. Paris, Musée du Louvre, « Chant d’Ur Nammu », tablette inv. AO 5378.
  5. Lackenbacher, Le palais sans rival, p. 16.
  6. Roux, La Mésopotamie, p. 151-152.
  7. Philadelphie, Penn Museum : Parrot, Sumer, p. 238 ; Spycket, La statuaire, p. 205 ; Vorys Canby, « A Monumental Puzzle » ; Vorys Canby, The “Ur-Nammu” Stela.
  8. https://www.penn.museum/collections/object/251212
  9. Ellis, Foundation Deposits, p. 165 ; voir aussi les précisions complémentaires apportées dans Ellis, “Temple Building in the Ancient Near East”, p. 439-443.
  10. Parrot, Sumer, p. 249-250.
  11. Averbeck, “Temple Building among the Sumerians”, p. 9-10.
  12. Musée du Louvre, provenant de Girsu (Tello) : Parrot, Sumer, p. 248, fig. 236 ; Averbeck, “Temple Building among the Sumerians”, p. 10.
  13. Spycket, La statuaire, p. 186.
  14. Thomas, « Restes textiles », pass.
  15. Averbeck, “Temple Building among the Sumerians”, p. 20-23 (avec la bibliographie).
  16. Averbeck, “Temple Building among the Sumerians”, p. 23.
  17. Roux, La Mésopotamie, p. 153 ; Kramer, « The Death of Ur-Nammu », p. 118, l. 59.
  18. Kramer, « The Death of Ur-Nammu », p. 104 et p. 119, l. 155-164.
  19. Kramer, « The Death of Ur-Nammu », p. 111-112 et p. 120, l. 203-205.

Bibliographie

Publications antérieures

Jean-Luc Chappaz, Corps et esprits. Regards croisés sur la Méditerranée antique, catalogue d’exposition [Genève, Musée d’art et d’histoire, 30.01-27.04.2014], Milan, 5 Continents Éditions, 2014, p. 119, n° 78.

Frédéric Mougenot, Myriame Morel-Deledalle et al., Migrations divines, catalogue d’exposition [Marseille, MuCEM, 24.06-16.11.2015], Arles, Actes Sud, 2015, p. 17, n° 2.

À voir également