avril 2022 Arts décoratifs
Coffret de mariage
Figurant des couples en conversation, dans des attitudes codifiées pleines de retenue, ce coffret de mariage, réalisé à Venise au début du Quattrocento, pendra place, à partir du 13 avril 2022, dans la première salle de l’exposition Le Théâtre des émotions au musée Marmottan Monet (Paris). Ce dialogue avec un ensemble d’œuvres du XIVe au XXIe siècle, retraçant l’histoire des émotions et leurs traductions picturales, est l’occasion d’explorer les secrets de la fabrication de ce coffret et l’éventail de ses significations.
Voir l'œuvre dans la collectionEntourage de l’atelier des EMBRIACHI
Coffret de mariage
Vers 1400-1420
Venise
Os, bois, incrustations « alla certosina » (bois, os, os teinté et corne)
15,6 x 20,2 x 11,6 cm
FGA-AD-OBJ-0077
Provenance
Sotheby’s, Londres, 4 décembre 2013, lot n° 47
Ce coffret de forme quadrangulaire, orné de motifs géométriques polychromes, présente sur ses parois une frise de plaquettes d’os sculptées en relief et fixées sur une âme de bois, figurant des couples en conversation, dans des attitudes codifiées empreintes de retenue. Ces caractéristiques l’apparentent à la production, très particulière, de l’atelier dit « des Embriachi », actif à Venise dans les premières années du XVe siècle. Elles le rattachent aussi à un type d’objet qui jouait alors un rôle essentiel dans la vie conjugale à la Renaissance : les coffrets de mariage.
Les « Embriachi » : une production originale au tournant du Quattrocento
Aujourd’hui mieux connu grâce aux travaux d’envergure récemment menés par Michele Tomasi1, cet atelier doit son nom à celui de son fondateur et propriétaire, le Florentin Baldassare Ubriachi (ou degli Embriachi), marchand et banquier implanté dans la capitale toscane avant son installation à Venise en 1395. Associé au sculpteur Giovanni di Jacopo, qui dirige l’atelier, Baldassare développe dès les dernières années du XIVe siècle une production alors singulièrement originale, et aujourd’hui encore aisément reconnaissable, de retables monumentaux et divers objets – triptyques et coffrets, principalement. Tous se composent d’un assemblage de plaquettes d’os sculptées en relief, serties dans des encadrements de marqueterie polychrome aux motifs géométriques contrastés, dite « alla certosina », constituée de bois, de corne et d’os, en partie teinté en vert.
Offrant un aspect aussi blanc, brillant et soyeux que celui de l’ivoire, mais à un coût moindre et dans des dimensions largement supérieures, les retables des Embriachi ont fait la réputation de l’atelier à travers l’Europe, en Espagne et en France notamment. Le triptyque monumental commandé par le duc Jean de Berry pour l’abbaye de Poissy, aujourd’hui au musée du Louvre2, celui de l’abbaye de Cluny (MET, New York, fig. 2) ou encore celui de la cathédrale de Pavie figurent parmi les plus spectaculaires. Composés d’une quarantaine à une soixantaine de plaques en os de bovin ou d’équidé, sculptées en relief et intégrées dans une structure architecturée de style gothique, ils tirent leur préciosité non pas tant du matériau utilisé que de la qualité de la sculpture et de la minutie sophistiquée des encadrements de marqueterie.
À côté de ces créations destinées à des commanditaires prestigieux, les triptyques portatifs, de différentes tailles, offrent une version réduite, plus accessible et sommaire, à destination d’une clientèle moins exigeante, bourgeoise et marchande. Celui de la Fondation Gandur pour l’Art, d’une trentaine de centimètres de haut, composé deux volets articulés et mettant en scène une Vierge à l’Enfant entourée de saints surmontés d’un paysage urbain crénelé (fig. 3), est emblématique de cette production3. De qualité plus secondaire, celle-ci a tout autant contribué au succès de l’atelier – qui fit vraisemblablement des émules anonymes.
Les coffrets, hexagonaux ou rectangulaires, surmontés d’un couvercle décoré de plusieurs registres et munis d’une poignée métallique – disparue sur l’exemplaire de la Fondation Gandur pour l’Art –, en constituent quant à eux le volet profane, tout aussi réputé, à côté des cadres de miroir et divers objets de la vie quotidienne.
Indices d’une organisation pré-industrielle
La confrontation des multiples triptyques et coffrets conservés dans différentes collections publiques a mis en évidence la présence de récurrences et de variations dans l’emploi et la combinaison des plaquettes composant ces objets. Ces observations ont permis de mieux comprendre les modes de fabrication et l’organisation de la production au sein de l’atelier.
Celle-ci repose sur deux concepts de nature pré-industrielle : la standardisation et la modularité4, grâce à une répartition des compétences en fonction des différentes phases de fabrication. La structure en bois, la sculpture des plaquettes d’os selon des formats et des schémas iconographiques préétablis, ou encore la réalisation des motifs en marqueterie (sous forme de lingots dans lesquels étaient coupées des portions de la taille désirée5) étaient ainsi confiées à différents artisans spécialisés, tout comme l’assemblage et l’application de la dorure et de la polychromie. Cette organisation offre en outre la possibilité de personnaliser les créations, grâce à la combinaison des plaques, au récit choisi, ou encore à la présence des blasons du commanditaire et/ou du destinataire, peints sur les écus des couvercles des coffrets.
Sur le coffret de la Fondation Gandur pour l’Art s’observe ainsi un phénomène singulier : chacune des plaquettes formant son décor met en scène deux personnages – visiblement l’un féminin, à gauche, et l’autre, masculin, à droite – selon des attitudes toutes subtilement différentes.
Un examen attentif révèle pourtant, à gauche de la serrure, une plaquette dont le schéma se trouve presque identique à celui de la plaquette qui le précède : le personnage de droite pose sa main sur le ventre gonflé du personnage de gauche, suggérant l’annonce d’une grossesse (fig. 4). Toutefois, cette plaquette présente des proportions légèrement différentes des autres : un peu plus courte, elle a été complétée par une petite cale en os insérée juste au-dessus. Son style est aussi un peu différent, tout comme l’aspect des personnages, plus massif.
Ces éléments entraînent deux conclusions. La plaquette située à gauche de la serrure est vraisemblablement venue combler de façon postérieure une lacune dans la frise initiale ; son existence montre aussi la répétition de formules iconographiques selon différents formats, et – potentiellement au sein d’un même atelier ou de plusieurs.
Elle est aussi l’indice d’un remontage partiel des éléments sculptés sur une structure en bois, ce que corrobore la présence de petites entailles dans la partie supérieure des autres plaquettes (fig. 5), sans doute liées à un système de montage antérieur6.
Une attribution délicate
Par ailleurs, les comparaisons effectuées par les chercheurs entre les différents artefacts apparentés aux productions des Embriachi ont permis de repérer différentes qualités parmi les plaquettes utilisées. Plusieurs mains actives sous la direction de Jacopo ont été décelées. L’existence de plusieurs ateliers contemporains de celui de Baldassare Ubriachi est aussi vraisemblable : des ateliers davantage suiveurs que concurrents, mais qui ont profité de la forte demande engendrée par le succès des objets « Embriachi » et des solutions de production à bas coûts mises au point par Baldassare et Jacopo.
Au sein de la collection du Victoria and Albert Museum, Paul Williamson et Glyn Davies excluent ainsi plusieurs coffrets du corpus des Embriachi. Parmi ceux-ci figurent deux coffrets proches de celui de la Fondation Gandur pour l’Art, par le style et les attitudes de personnages mis en scène : l’un est hexagonal (cat. n° 274, inv. A.15-1956), l’autre rectangulaire (cat. n° 279, inv. A.22-1952, fig. 6 et 6bis)7.
S’y retrouvent ces couples, vêtus de longs vêtements aux plis amples et aux manches larges, soit à distance, en conversation, soit se saisissant affectueusement par les bras. Les gestes, déclinés à chaque fois en trois variantes uniquement, ne sont toutefois pas les mêmes que sur le coffret de la Fondation Gandur pour l’Art. Les plaquettes d’angle montrent quant à elles une seule figure féminine, debout, armée d’une lance et d’un grand bouclier. Les plaquettes sculptées du coffret de la Fondation Gandur pour l’Art présentent toutefois plus de relief. Ses figures se détachent davantage du fond. Les plis des vêtements semblent plus moelleux.
L’ensemble de ces subtiles variantes révèle le caractère délicat des attributions à l’atelier des Embriachi ou à ceux de ses suiveurs, invitant à la prudence pour ces productions si nombreuses auxquelles appartient le coffret de la Fondation Gandur pour l’Art. C’est pourquoi il a été jugé préférable de situer celui-ci dans l’entourage de l’atelier des Embriachi, contemporain de son activité.
Une iconographie courtoise
Deux types de coffrets se distinguent au sein de ce corpus d’objets profane affectionné par les classes moyennes et aisées. Certains accueillent un véritable récit, en lien avec la culture littéraire de la société marchande en Toscane et en Italie du Nord au tournant du XVe siècle. Leur iconographie puise volontiers à la littérature antique : les aventures de Jason (fig. 8), celles de Pâris (Paris, musée du Louvre, inv. OA 125) ou encore l’histoire de Pyrame et Thisbé bénéficient d’un succès certain. Elle recourt aussi aux cantari et madrigaux chers aux familiers de l’œuvre de Boccace, de Pétrarque et de Dante. Comme le note Michele Tomasi, le choix de ces récits permettait aux futurs époux, liés par le don de ce coffret, de s’identifier à des héros d’histoires d’amour célèbres, flattant leurs ambitions et mettant en scène leur culture8.
D’autres coffrets, comme celui de la Fondation Gandur pour l’Art, présentent de simples couples en conversation. Plus sobres, moins démonstratifs quant à la culture de leur commanditaire, ils en évoquent pourtant tout aussi bien les valeurs. La relation du couple s’y exprime au travers d’une série d’attitudes retenues et de gestes codifiés, voire ici stéréotypés : accolades, main posée sur un ventre rond ou sur la poitrine par l’homme ou par la femme…, le tout décliné en plusieurs variantes. À la fin du Moyen âge en effet, et jusqu’au début de la Renaissance, « la famille est le lieu privilégié où on apprend à maîtriser un code des émotions9 », régi par tout un système de valeurs au sein duquel l’honneur, en lien avec la fidélité conjugale, occupe une place primordiale.
Un cadeau nuptial
Dans les deux cas, l’iconographie déployée sur les parois de ces coffrets se trouve en lien étroit avec la fonction de ces objets, qui participent aux abondants rituels entourant les cérémonies de mariage dans l’Italie des XVe et XVIe siècles.
Jusqu’au Concile de Trente en effet, le mariage était en Italie une institution dépourvue de consistance légale. C’est pourquoi d’opulentes festivités, particulièrement dans la région de Venise, venaient lui donner une existence matérielle tangible10. Dans ce contexte, les cadeaux offerts par le fiancé à sa future épouse occupent une place particulière. Dans la classe moyenne et aisée, une fois les négociations du mariage conclues, la cour proprement dite pouvant commencer, il remettait à sa bien-aimée un coffret, orné soit de reliefs de stuc (pastiglia), soit de plaquettes d’os sculpté, livré avec l’assistance de petits enfants, envisagés comme des talismans pour la future fécondité du couple11. L’objet pouvait contenir à son tour divers présents, tout aussi symboliques, tels une ceinture précieuse, faisant allusion à la chasteté de la jeune femme12.
Divers inventaires attestent de la permanence de cette coutume à travers le XVe siècle : celui de la dot de Nannina de’Medici, mariée à Bernardo Rucellai en 1466 comprenait ainsi « deux coffres en ivoire incrusté »13. Ces coffrets ne sont toutefois pas les seuls présents liés au mariage dans l’Italie de la Renaissance : les majoliques jouent aussi très fréquemment ce rôle, comme en témoigne le vase de mariage de Deruta de la Fondation Gandur pour l’Art (fig. 10).
Particulièrement ancrée dans les coutumes de la péninsule, cette pratique s’étend aussi à d’autres territoires, et sous d’autres formes : dans l’Allemagne baroque, de petites boîtes d’ivoire célébrant le couple continuent de s’offrir entre fiancés, à l’image de cette autre boîte ronde, également conservée par la Fondation Gandur pour l’Art (fig. 11).
Les coffrets de type « Embriachi » ont quant à eux connu parfois plusieurs affectations au cours des siècles. Ils furent parfois utilisés comme boîtes, voire comme reliquaires dans des trésors d’église, en dépit de leur iconographie ouvertement profane, avant d’être appréciés par les amateurs du XIXe siècle en tant que témoins de la vie privée de la Renaissance14.
Fabienne Fravalo
Conservatrice collection arts décoratifs
Fondation Gandur pour l'Art, avril 2022
Notes et références
- Cf. notamment : Tomasi Michele, « Baldassare Ubriachi, le maître, le public », Revue de l’art, n° 34, 2001-4, p. 51-60 et Monumenti d’avorio. I dossali degli Embriachi e i loro committenti, Pise, Edizioni della Normale, et Paris, INHA, 2010 (résumé en français : p. 329-369).
- Tomasi Michele, « Le retable des Embriachi du musée du Louvre : datation, fonction, destination, iconographie », La revue des musées de France. Revue du Louvre, 2005-3, p. 47-55.
- Cf. Notice de Brigitte Roux in Fravalo Fabienne (dir.), Les arts décoratifs (I). Sculptures, émaux, majoliques et tapisseries, Genève, Fondation Gandur pour l’Art et Milan, 5 Continents Edition, 2020, p. 142-143.
- Tomasi Michele, « L’art multiplié : matériaux et problèmes pour une réflexion », in Michele Tomasi (dir.) et Sabine Utz (coll.), L’art multiplié. Production de masse, en série, pour le marché dans les arts entre Moyen Âge et Renaissance, Rome, Viella, 2011, p. 14.
- Cf. Burek Michaela, Der Fiesole-Altar im Domschatz zu Hildesheim. Untersuchungen zur Technologie von Intarsien und Malerei des Quattrocento, Stuttgart, 1989.
- Le rapport de restauration effectué par Juliette Levy en 2017 note également la présence d’une réfection sur la partie supérieure du couvercle, d’après l’aspect des baguettes de corne et d’os. Les baguettes de bois, la serrure et divers éléments de marqueterie seraient également postérieurs à la création des plaquettes.
- Williamson Paul et Davies Glyn, Victoria and Albert Museum. Medieval Ivory Carvings 1200-1550, t. II, Londres, V&A Publishing, 2014, p. 836-837 et 848-849.
- Tomasi, Michele, « Baldassare Ubriachi, le maître, le public », p. 57.
- Lett, Didier « Famille et relations émotionnelles », in Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello (dir.), Histoire des émotions, t. 1 : De l’Antiquité aux Lumières, Paris, Seuil, p. 2016, p. ???
- Bayer Andrea, « Introduction », in Andrea Bayer (dir.), Art and Love in Renaissance Italy, catalogue d’exposition [New York, The Metropolitan Museum of Art, 11.08.2008-16.02.2009 ; Fort Worth, Kimbell Art Museum, 15.03-14.06.2009], New York, The Metropolitan Museum of Art et New Haven/Londres, Yale University Press, 2008, p. 3-7.
- Musacchio Jacqueline Marie, ibid. p. 107-110.
- Lurati Patricia, Doni d’amore. Donne e rituali nel Rinascimento, catalogue d’exposition [Rancate, Pinacoteca cantonale Giovanni Züst, 12.10.2014-11.01.2015], Silvana Editoriale, 2014, p. 56.
- Ibid.
- Tomasi, Michele, Monumenti d’avorio.
Bibliographie
Bayer Andrea (ed.), Art and Love in Renaissance Italy. Exhibition catalogue [New York, The Metropolitan Museum of Art, 11.08.2008-16.02.2009; Fort Worth, Kimbell Art Museum, 15.03-14.06.2009], New York, The Metropolitan Museum of Art and New Haven/London, Yale University Press, 2008.
Burek Michaela. Der Fiesole-Altar im Domschatz zu Hildesheim. Untersuchungen zur Technologie von Intarsien und Malerei des Quattrocento. Stuttgart, 1989.
Corbin Alain, Courtine Jean-Jacques and Vigarello Georges (ed.). Histoire des émotions, vol. 1: De l’Antiquité aux Lumières. Paris: Seuil, 2016.
Fravalo Fabienne (ed.). Les arts décoratifs (I). Sculptures, émaux, majoliques et tapisseries. Geneva: Fondation Gandur pour l’Art & Milan, 5 Continents Edition, 2020.
Lurati Patricia. Doni d’amore. Donne e rituali nel Rinascimento. Exhibition catalogue [Rancate, Pinacoteca cantonale Giovanni Züst, 12.10.2014-11.01.2015], Silvana Editoriale, 2014.
Tomasi Michele. “Baldassare Ubriachi, le maître, le public” in Revue de l’art, no. 34, 2001-4, p. 51-60.
Tomasi Michele. Monumenti d’avorio. I dossali degli Embriachi e i loro committenti. Pisa: Edizioni della Normale, & Paris, INHA, 2010 (French summary: p. 329-369).
Tomasi Michele. “Le retable des Embriachi du musée du Louvre: datation, fonction, destination, iconographie” in La revue des musées de France. Revue du Louvre, 2005-3, p. 47-55.
Tomasi Michele (ed.) and Utz Sabine (coll.). L’art multiplié. Production de masse, en série, pour le marché dans les arts entre Moyen Âge et Renaissance. Rome: Viella, 2011.
Vigarello Georges; Lobstein Dominique; Courtine Jean-Jacques; Van Wijland Jérôme, Le Théâtre des émotions. Exhibition catalogue [Paris, Musée Marmottan Monet, 13.04.2022-21.08.2022], Paris, Hazan, 2022.
Williamson Paul and Davies Glyn. Victoria and Albert Museum. Medieval Ivory Carvings 1200-1550, vol. II, London: V&A Publishing, 2014.