L'Œuvre du mois


janvier 2023 Archéologie

Cuillère à fard au manche décoré d’un fourré de papyrus

Simple ustensile dans sa fonction première, la cuillère est pourtant un objet de luxe – parfois exquis – en Égypte ancienne. Ayant peut-être été utilisée pour la préparation ou l’application de produits cosmétiques, cette cuillère est intimement liée à la toilette personnelle. Elle est sculptée dans une matière particulièrement noble, l’ivoire d’éléphant, et est ornée d’un décor végétal délicat ainsi que de deux oiseaux aux ailes déployées.

Il n’est pas étonnant qu’un tel artefact, précieux par sa nature autant que par sa rareté, ait attiré l’œil averti de la comtesse de Béhague, célèbre occupante de l’hôtel particulier éponyme à Paris dont la collection d’art jouissait d’une excellente renommée.

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Cuillère à fard au manche décoré d’un fourré de papyrus

Origine inconnue
Nouvel Empire , 19e-20e dynastie ( vers 1291 – 1075 av. J.-C.)
Ivoire d’éléphant
18,6 cm de long, 9,3 cm de large, 1,5 cm de profond
FGA-ARCH-EG-0683

Provenance

Collection de la Comtesse Martine-Marie-Octavie Pol de Béhague (1870-1939), Paris ;
Par descendance à son neveu Octave Marie Hubert Ganay de Béhague, 7e marquis de Ganay (1888-1974) ;
Par descendance à son fils Jean Louis Sébastien Hubert, 8e marquis de Ganay (1922-2013) ;
Sotheby's Antiquités et Objets d'Art : Collection de Martine, Comtesse de Béhague, provenant de la succession du Marquis de Ganay, Monaco, 5 décembre 1987, lot 97 ;
Vente Archéologie, François de Ricqles, Drouot Richelieu, Paris, 8 décembre 1995, lot 166 ;
Avec Charles Ede, Londres, 1997-2002 ;
Collection privée américaine ;
Collection privée hollandaise ;
Acquis chez Christie's, vente Antiquities, Londres, 7 juillet 2021, lot 23.

cuillère fard Égypte
Fig. 1. Cuillère à fard au manche décoré d’un fourré de papyrus. © Crédit photographique : Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photographe : André Longchamp.

La cuillère, invention qui remonte ‘à l’aube des temps’

La cuillère présentée ici date du Nouvel Empire égyptien, sans doute de la période des 19e-20e dynasties (13e-12e siècles avant J.-C.). L’invention de ce type d’ustensiles est toutefois beaucoup plus ancienne : en Égypte, des cuillères datant de l’époque dite ‘Badarienne’ (5e millénaire avant J.-C.) ont été retrouvées dans des sépultures lors de fouilles archéologiques. Déjà, elles sont façonnées dans des matériaux – surtout l’ivoire – qui laissent suggérer qu’il s’agit d’objets de luxe ou de prestige, impression renforcée par le décor animalier de certains exemples. On y trouve par exemple l’hippopotame ou, comme sur cet exemple découvert à Mostagedda (fig. 2), le bouquetin, reconnaissable à son impressionnante corne arrondie aux bosses prononcées, malgré une forte stylisation des formes.

La fabrication et l’usage des cuillères se sont poursuivis au cours des siècles suivants, mais ils semblent avoir connu leur véritable apogée durant le Nouvel Empire : plus de la moitié des exemplaires recensés date de cette époque1. Si dans nos cultures modernes la cuillère est essentiellement liée à l’art de la table et à notre alimentation, il n’en va sans doute pas de même en Égypte ancienne. Cet ustensile est alors plutôt utilisé à des fins cosmétiques ; il était donc beaucoup plus étroitement lié aux soins du corps, à la beauté, et par là-même à la séduction et à la sensualité.

Fig. 2. Cuillère à fard badarienne, fouilles de Guy Brunton à Mostagedda. British Museum EA62177.

C’est ce qui explique, du moins en partie, que la cuillère est un objet de luxe réservé à une élite privilégiée : seuls les membres des classes sociales supérieures pouvaient accéder à des produits cosmétiques, tels que la malachite que l’on réduisait en poudre, onguents, et autres parfums.

C’est l’ivoire qui fut choisi pour sculpter la cuillère acquise par la FGA. Ce matériau à la teinte claire permet, par son grain fin, un rendu très détaillé des décors. Sa surface peut être polie de façon fine, jusqu’à prendre un aspect lustré et doux : les objets réalisés en ivoire ont donc un aspect très tactile. Les artisans Égyptiens avaient le choix entre deux types d’ivoire : soit celui d’hippopotame, dont on utilisait les canines recourbées et les incisives pointues, soit celui de l’éléphant d’Afrique. Si la première espèce était présente sur le territoire égyptien, la seconde vivait, à ces époques, plus au sud. L’ivoire d’éléphant devait être importé et figure fréquemment au registre des tribus apportés du royaume de Koush (nord du Soudan actuel). De par sa taille, il semble très probable que ce soit justement un bloc d’ivoire provenant d’une défense d’éléphant qui fut utilisé pour réaliser cette cuillère ; cela accentue le caractère prestigieux et luxueux de cet objet, non pas sculpté pas dans un matériau disponible localement, mais dans une matière presque identique mais importés des lointaines contrées septentrionales voisines de l’Égypte.

Le motif décorant le manche est lui, par contre, tout à fait égyptien. Il s’agit d’un fourré de papyrus aux ombelles déployées, dont l’organisation et les tailles variées permettent une utilisation complète de l’espace disponible. Sur le rebord du bol se tiennent deux oiseaux, en partie abîmés et érodés ; il s’agit peut-être de représentations de faucons, voire du dieu Horus, qui accordent symboliquement leur protection au contenu du bol – le produit cosmétique – par leur pose caractérisée par leurs ailes déployée.

Fig. 3. Portrait de Martine de Béhague, début du XXe siècle.

La Comtesse de Béhague, bâtisseuse et collectionneuse invétérée

Façonnée par un artisan doué, dans un atelier sans doute renommé, cette cuillère a dû appartenir à un personnage de haut rang, peut-être au sein d’un puissant clergé ou à la cour du roi. Or, après sa découverte à l’époque moderne, c’est une femme qui naviguait parmi les hautes sphères de la société parisienne qui en fit l’acquisition. Autre temps, même attrait pour le prestige !

On ignore malheureusement où cette cuillère a été découverte et à quel moment ou dans quelles conditions elle est parvenue en Europe. Son historique sur le sol du ‘Vieux Continent’ peut toutefois être en partie reconstitué : en 1987, elle figure à l’inventaire de la vente organisée par Sotheby’s à Monaco, de l’ancienne collection d’archéologie et d’objets d’art ayant appartenu à Martine-Marie-Octavie Pol de Béhague (fig. 3)2.

Cette dernière a sans doute contracté le ‘virus’ du collectionneur durant son enfance auprès de son père Octave qui avait, entre autres, amassé plusieurs milliers d’estampes et réuni une bibliothèque remarquable, qui fut dispersée sous le marteau du commissaire-priseur chez Drouot en 18803, peu après son décès précoce. Martine est née dans une richissime famille : sa mère Laure est la fille du banquier et baron autrichien naturalisé français Samuel Fr. von Haber. Du côté paternel, elle descend d’Amédée de Béhague, agronome réputé qui parvint à mettre en valeur ses vastes terrains auparavant incultivables. Créé Comte de Béhague, Amédée n’est pas issu de la noblesse de l’Ancien Régime, mais du Second Empire4 : il doit sans doute son titre à sa propre réussite. Son fils Octave, puis la fille de celui-ci Martine, ont donc à leur disposition des moyens considérables qui leur permettent d’assouvir leur passion pour l’art et l’antique.

C’est une famille en vue, dont la fortune permet tant à Martine qu’à sa sœur aînée Berthe d’épouser des héritiers de familles nobles5. Le mariage de Martine, célébré en 1890, ne fut pas heureux : rapidement séparée de son époux, elle divorce finalement en 1920. Elle conserve alors son extraordinaire hôtel particulier. C’est son grand-père, alors tout nouveau comte Amédée, qui achète un terrain sur lequel il fait construire deux hôtels particuliers en 1866-1868. A la mort de son fils Octave, sa petite-fille hérite des lieux qu’elle fait entièrement réaménager à la fin du siècle, transformant le tout en une spectaculaire résidence (fig. 4), dans laquelle elle n’hésite pas à faire construire le plus grand théâtre privé de Paris, la Salle Byzantine. Décoré de boiseries anciennes recyclées avec goût, l’Hôtel Béhague (ou Béarn), se trouve au 123 Rue Saint-Dominique (Paris VIIe arrondissement)6. Il sert d’écrin aux précieuses collections d’art décoratif, de livres, d’antiquités et autres objets réunies par la Comtesse.

Fig. 4. La grande salle à manger de l’Hôtel de Béhague : la Naissance de Vénus de Boucher fait face à la fontaine de Neptune (visible dans le miroir, à gauche).

Comment la Comtesse a-t-elle acquis la cuillère ? Rien n’est certain : de manière générale, sa collection fut acquise par le biais de plusieurs moyens. On sait par exemple que nombre de marchands se pressent en personne rue Saint-Dominique afin de présenter à la Comtesse des œuvres et objets de choix à même de la séduire ; elle achète également chez les galeristes et lors de ventes aux enchères, comme par exemple à l’Hôtel des ventes Drouot... Elle a également échangé des pièces directement auprès d’autres collectionneurs7.

Fig. 5. Le Nirvana, yacht de Martine, Comtesse de Béhague. « Le Sport Universel Illustré » 443, 15 janvier 1905, p. 46.

Son terrain de chasse aux antiquités favori était sans lors de ses nombreux voyages, qu’elle elle réalise notamment à bord de son majestueux yacht Le Nirvana en Méditerranée (fig. 5)8. À la fin de l’année 1913, Henri de Régner nous apprend9 que la Comtesse projette pour l’année suivante un ambitieux voyage sur le Nil, qu’elle entend remonter jusqu’à Khartoum, capitale actuelle de la République du Soudan, puis Fachoda, alors capitale du royaume des Shillouks10. Martine de Béhague eut-elle l’occasion de visiter ces si lointaines contrées ? Ce n’est pas certain, mais elle navigua toutefois bien sur la portion égyptienne du Nil. Au Caire, elle est guidée par l’égyptologue suisse Édouard Naville, et elle acquiert plusieurs antiquités dans la galerie réputée du marchand Maurice Nahman11. A-t-elle acheté cette cuillère sur les conseils avisés de l’éminent spécialiste helvète ? C’est possible, mais on ne peut exclure qu’elle se soit procuré cet objet en Europe, où elle était en contact avec un autre égyptologue, le Belge Jean Capart12.

Exposition et dispersion

Où donc la comtesse de Béhague exposa-t-elle cette magnifique cuillère en ivoire ? De prime abord, il semble que son hôtel particulier parisien était l’endroit idéal. Une grande quantité d’objets de toutes cultures et époques y étaient présentés, notamment dans des vitrines au premier étage. Toutefois, on apprend de Jean-Louis Ganay, petit-neveu de Martine,13 que des antiquités égyptiennes étaient également présentées dans une autre résidence de la comtesse, La Polynésie, située dans le Var à Hyères édifiée selon ses désirs dès 192414.

Si les détails demeurent élusifs, on sait que cette cuillère faisait partie d’une collection d’art exceptionnelle, qui continue d’attiser les passions longtemps après la mort de la comtesse, notamment celles du Sheikh Saoud Bin Mohamed Bin Ali Al-Thani qui tentait de retracer et racheter les pièces de sa collection15. Plusieurs musées, notamment le Musée du Louvre, ont reçu et acquis des œuvres ayant appartenu à Martine de Béhague. Pour ce qui concerne les antiquités égyptiennes, la cuillère en ivoire était en illustre compagnie. On note en particulier un superbe corps de déesse en bronze réhaussé de détails en or (fig. 6), et la non-moins extraordinaire statuette en argent et or représentant un pharaon faisant offrande de la Maât16. En intégrant la collection de la FGA, cette œuvre d’art nous permet d’entrouvrir les portes de l’intimité d’une femme d’exception et de nous plonger dans une époque révolue. La simple évocation d’un grandiose bal égyptienne, donné dans la Salle Byzantine de son hôtel particulier, suite à son voyage au pays pharaons, suffit à donner la (dé-)mesure de la Comtesse de Béhague.

Fig. 6. Buste d’une déesse, peut-être Neith. Troisième Période Intermédiaire, vers 1069-664 avant J.-C. Musée du Louvre, inv. E27430.

Après la mort de la Comtesse au début de l’année 193917, la cuillère en ivoire est restée dans sa famille pendant près d’un demi-siècle. Son unique sœur décède moins de deux après elle, et c’est le fils de celle-ci, Octave Marie Hubert, marquis de Ganay qui hérite des biens de sa tante. L’Hôtel de Béhague ayant été vendu à l’état Roumain, il est probable que la collection d’art fut transférée au château de Courance, propriété acquise par le grand-père de Martine et Berthe, la banquier Samuel von Haber. C’est finalement Jean-Louis de Ganay qui mit en vente cette fabuleuse collection, malheureusement dispersée aux quatre coins du monde. La cuillère en ivoire change alors plusieurs fois de mains avant son acquisition par la FGA en 2021 ; mais cet objet démontre que même en l’absence de provenance archéologique, certes regrettable, on peut redonner vie à une œuvre antique grâce à son historique moderne.

Dr Xavier Droux
Conservateur de la collection archéologie
Fondation Gandur pour l'Art, janvier 2023

Notes et références

  1. Voir WALLERT, Ingrid, Der verzierte Löffel : sur 382 cuillères recensées, près de 210 datent du Nouvel Empire.
  2. SOTHEBY’S, Antiquités et objets d'art, lot 97.
  3. Voir DROUOT, Catalogue des livres.
  4. Amédée de Béhague reçoit son titre de Comte héréditaire de la duchesse Marie Louise Thérèse d’Artois en 1856 (ou 1859), alors que celle-ci est régente de Parme ; Napoléon III a confirmé ce titre.
  5. Les titres de noblesse de l’Ancien Régime n’ont plus de réelle valeur depuis la Révolution française ; Berthe de Béhague (1868-1940) a épousé Charles Aimé Jean de Ganay, (sixième) marquis de Ganay (1861-1948) ; le mari de Martine est Renée Marie Hector de Gallard, né en 1862, (sixième) comte de Brassac de Béarn.
  6. Après le décès de Martine le 26 janvier 1939, l’Hôtel est vendu le 27 mars à l’état roumain, qui y établit le siège de son ambassade en France. Le bâtiment conserve ce statut diplomatique à ce jour.
  7. Voir STASI, Laure, Le mécène oublié, p. 442, 446.
  8. Voir par exemple DE RÉGNIER, Henry, Escales en Méditerranée, récit basé notamment sur ses mémoires d’une croisière à bord du Nirvana en compagnie de la Comtesse de Béhague durant l’été 1906.
  9. DE RÉGNIER, Henry, Les cahiers inédits 1887-1936, p. 696, cité par STASI, Laure, le mécène oublié, p. 85.
  10. Fachoda, aujourd’hui appelée Kodok, se trouve sur les rives du Nil Blanc, sur le territoire de l’actuelle république du Soudan du Sud. Cette ville est connue pour avoir été tenue un temps par une troupe expéditionnaire française en 1896, épisode qui se termina à l’avantage des Anglais.
  11. La comtesse de Béhague adresse une lettre le 31 janvier 1914 depuis Le Caire à Gustave Schlumberger ; voir STASI, Laure, Le Mécène oublié, p. 428 et note 680 ; voir également p. 427 ; Maurice Nahman y est nommé par erreur *Nowman. Ce marchand tient alors galerie au 20, rue Sheikh Abou el-Siba ; voir ABDULFATTAH, Iman R., A forgotten man, et BAEDEKER, Karl, Egypt and the Sudan, p. 41.
  12. Voir STASI, Laure, Le mécène oublié, p. 412, 431.
  13. Cité par STASI, Laure, Le mécène oublié, p. 424
  14. Au sujet de cette villa, d’abord estivale, puis résidence principale de Martine de Béhague, voir STASI, Laure, Le mécène oublié, p. 147-148
  15. Le Sheikh al-Thani est décédé en 2014. Voir STASI, Laure, Le mécène oublié, p. 274.
  16. Musée du Louvre, E27431.
  17. Laure Stasi (Le mécène oublié) mentionne l’existence d’un inventaire établi après décès, que nous n’avons pas eu l’occasion de consulter. Il est possible que la cuillère en ivoire de la FGA y soit mentionnée.

Bibliographie

ABDULFATTAH, Iman R. A forgotten man: Maurice Nahman, an antiquarian – tastemaker, in: KAMRIN, Janine et al. (eds), Guardians of ancient Egypt: studies in honour of Zahi Hawass, vol. I, 2020, p. 105-123.

BAEDEKER, Karl. Egypt and the Sudan: handbook for travelers, Leipzig, 1914. 

DE RÉGNIER, Henri. Escales en Méditerranée, Paris, Flammarion, 1931.

DE RÉGNIER, Henri. Les cahiers inédits 1887-1936, édition établie par David J. Niederaurer et François Broche, Paris, 2002.

FROEHENER, Wilhelm. Collection de la Comtesse R. de Béarn, 4 vols., Paris, 1905-1912.

HÔTEL DROUOT. Catalogue des livres composant la bibliothèque de M. le comte Octave de Béhague, membre de la société des bibliophiles français, Paris, 1880.

SOTHEBY’S, Antiquités et objets d'art : collection de Martine, Comtesse de Béhague provenant de la succession du marquis de Ganay, Monaco, 5 décembre 1987.

STASI, Laure, Martine de Béhague, comtesse de Béarn 1870-1939 : le mécène oublié, 2021.

WALLERT, Ingrid, Der verzierte Löffel : seine Formgeschichte und Verwendung im alten Ägypten, Wiesbaden, 1967.

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