L'Œuvre du mois


juin 2023 Beaux-arts

Le Palimpseste impérial
Mémoire du geste et des signes

Figure méconnue de l’art informel, l’artiste Georges Noël Bédard (1924-2010), dit Georges Noël, fut pourtant, après-guerre, l’un des principaux rénovateurs de la peinture abstraite en France. Son art, fondé sur l’exploration de la matière et la transformation du geste en signes picturaux, invente un langage personnel dont la série des « Palimpsestes » constitue l’expression la plus aboutie.

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Georges Noël (Bézier, 1924 – Paris, 2010)
Palimpseste impérial n° 1
1960
Acétate de polyvinyle, silice et pigments sur toile
FGA-BA-NOEL-0005

Provenance

Collection particulière, Belgique
Piasa, Paris, 26 septembre 2019, lot n° 71

© Crédit photographique : Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photographe : André Morin, © 2023, ProLitteris, Zurich

Du maquis à l’usine

Quand la guerre s’achève, Georges Noël Bédard a vingt ans. Difficile pour le jeune héraultais, né à Bézier en 1924, de retourner à la vie civile après quatre années dans la Résistance aux côtés d’un père maquisard, mort en héros seulement quelques semaines avant la capitulation allemande. La paix retrouvée, il faut bien travailler. Sans entrain, le jeune retraité du maquis rejoint en 1945 le bureau d’étude de l’usine Turboméca pour lequel il dessine des réacteurs de turbines à gaz. De ses études d’ingénieur à Pau, Georges Noël a acquis de solides compétences en matière de dessin industriel, qui le prédestinent à une brillante carrière dans le secteur de l’aéronautique. C’était sans compter avec sa passion secrète pour la peinture. « Pendant neuf ans, j’ai fait de la peinture en cachette. Seule ma femme était au courant »1, confie-t-il à Michel Butor. Dans un entretien avec le poète-romancier, Georges Noël exprime quelle fut l’urgence, à 31 ans, de vivre pleinement sa vie d’artiste. Décision, sans retour, qui le conduisit, en 1955, à démissionner de son poste d’ingénieur pour s’installer à Paris l’année suivante.

Fig.1 © Crédit photographique : Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photographes : Philippe Migeat et Georges Meguerditchian, © 2023, ProLitteris, Zurich

Dans le bouillon de l’art informel

Arrivé dans la capitale en 1956, Georges Noël passe, sans transition, d’une peinture figurative d’inspiration cézannienne à une peinture abstraite typiquement informelle. Pour l’auteur de Magma, l’une des rares toiles2 conservées de cette époque, la peinture alors expérimentée était un vrai « bouillon de culture »3, à l’image des formes amibiennes d’Évanescence (fig. 1) conçues près de dix ans plus tôt par Georges Mathieu, avec Jean Fautrier et Jean Dubuffet, les pionniers de l’art informel en France. Suivant l’exemple de ces précurseurs, Georges Noël fait, à son tour, « table de rase de son apprentissage artistique pour renaître à un Art Autre » 4, selon l’expression consacrée de Michel Tapié.

En 1957, l’artiste rencontre le galeriste Paul Facchetti (1912-2010) qui le conforte dans sa voie. En manière de test, le marchand convie sa future recrue à plusieurs expositions collectives5 qui le confrontent directement aux œuvres de Wols, de Fautrier, de Dubuffet, de Bryen, de Michaux, de Mathieu, de Sam Francis ou encore de Jackson Pollock.

Un nouveau médium pour une nouvelle gestuelle

Des habitués de la galerie Paul Facchetti, Jean Dubuffet (1901-1985) est celui dont l’œuvre a le plus fort ascendant sur l’art en gestation de Georges Noël. Ce dernier manifeste la même attirance que son aîné pour la pâte qui s’accumule en couches épaisses à la surface de ses premières œuvres informelles. Comme le père de l’art brut, Noël n’hésite pas à introduire des éléments hétérogènes, comme des chiffons, qu’il noie dans la peinture. Celle-ci, chargée de ses « oripeaux » et riche en huile de lin, devient si grasse et lourde qu’elle constitue rapidement un frein manifeste à la gestualité du peintre. Pour la libérer de sa gangue matricielle et lui permettre de s’enhardir, l’artiste invente son propre médium composé d’un mélange de résine (acétate de polyvinyle), de sable (silex broyés) et de pigments naturels. Ce nouveau mélange confère à la matière picturale une plus grande tenue. Utilisé dans le Palimpseste impérial daté de 1960, il oblige le peintre à employer des outils plus tranchants : manche du pinceau, couteaux, clous ou spatules avec lesquels il incise la surface qui, en durcissant, prend la texture et la teinte des enduits utilisés par les peintres en bâtiment. Cette mixture expérimentale avait aussi l’avantage de sécher vite, donc d’imposer à l’artiste de travailler rapidement. Sous l’action conjuguée de la matière et de la vitesse, Georges Noël peint de façon plus libre et spontanée. Cette nouvelle aisance modifie le graphisme de ses œuvres qui entretient encore des liens formels avec celui pratiqué par Dubuffet à la fin des années 1950. En témoignent, les « similitudes frappantes »6 relevées par Gladys Fabre entre Rose Inouïe (1960) – œuvre peinte la même année que Palimpseste Impérial – et Villa et Jardin (1957), tableau de Dubuffet qui appartint à Paul Facchetti. La comparaison stylistique fonctionne avec une autre toile contemporaine de Dubuffet : L’organe tragique (fig.2), dont les traits hâtifs et sommaires, voire maladroits, évoquent, comme ceux de Palimpseste impérial, la candeur du dessin d’enfant. En revanche, précise Gladys Fabre, « Georges Noël éradique toute figuration de maisons ou de bonhommes qui s’inscrivent dans le capharnaüm gestuel de Dubuffet »7. Celui de Noël, creusé dans la matière au lieu d’être peint à la surface, occupe tout l’espace de la toile, jusqu’à saturation. Des hachures et des petits cercles (autre emprunt à Dubuffet ?) emplissent les formes grossièrement parallélépipédiques qui, dispersées de façon hélicoïdale, semblent repousser les bords du tableau. Une date (1960), en haut à gauche, et deux signatures « georges NOËL » (avec le N à l’envers), inscrites dans des cartouches placés dans les angles inférieurs, stabilisent la composition. Leur taille, comme leur inscription profonde dans la matière, les place sur un plan d’égalité avec les autres éléments graphiques du tableau.

Fig. 2 © Crédit photographique : Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photographe : André Morin © 2023, ProLitteris, Zurich

Peindre à l’aveugle

En pleine possession de son médium, Georges Noël peut dès lors inventer d’autres stratagèmes qui répondent à son exigence de spontanéité. Le plus constitutif de sa démarche picturale est « le travail à l’aveugle »8, technique qu’il met au point au cours des années 1959-1961. La méthode employée pour le Palimpseste impérial est la suivante : la toile vierge posée au sol est d’abord badigeonnée d’un enduit blanc sur lequel l’artiste inscrit ses premiers tracés. Avant que l’apprêt ne sèche complètement, il est recouvert d’une seconde couche de peinture noire, très grasse, sur laquelle Georges Noël ajoute de nouveaux signes peints, cette fois-ci, noir sur noir. La dernière étape consiste à retirer au jet d’eau la couche supérieure noircie. Après quoi, ce nouveau champ pictural nettoyé (délavé), explique Gladys Fabre, « laisse apparaître des superpositions d’écritures, celles faites directement sur l’enduit et celles inscrites à l’aveugle. De ce fait, le graphisme exécuté en second, sur le dessus, semble venir du dessous et être premier ». L’opération peut être réalisée plusieurs fois multipliant ainsi les strates de lecture. Durant toute sa carrière, Georges Noël n’a eu de cesse de perfectionner cette technique qui privilégiait l’aléatoire, le hasard et l’accident, faisant de chaque œuvre un terrain inédit d’expérimentation.

Fig. 3 © Crédit photographique : Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photographe : Sandra Pointet, © 2023, ProLitteris, Zurich

Palimpseste

À la plupart des tableaux peints à l’aveugle est donné le nom de « Palimpseste ». Le terme vient du grec ancien « gratté de nouveau ». Il désigne un manuscrit dont on a effacé le texte pour en écrire un nouveau par-dessus. La méthode est utilisée au Moyen Âge par les moines copistes qui, soucieux d’économiser le parchemin (matériau rare et cher), effaçaient les premières inscriptions à la pierre ponce pour les recouvrir de leur écriture. « Ce que suggère en premier lieu cette histoire, écrit Emmanuel Guigon, c’est que la peinture n’est peut-être que l’instant suspendu de recouvrements et d’effacements à l’intérieur d’un même tableau, un moment d’ordre dans un processus permanent de construction et de déconstruction »9. Comme les palimpsestes médiévaux, ceux de Georges Noël, conservent, entre les lits de leur matière, la mémoire des traces qui les composent. Leurs superpositions représentent le « temps du vécu artistique », celui nécessaire à l’artiste par marquer l’œuvre de son empreinte indélébile.

Les dessins primitifs et instinctifs du Palimpseste Impérial vont rapidement céder la place à des tracés plus schématiques. Ces derniers, réalisés sous l’emprise d’une écriture automatique, se composent de bâtonnets, points, cercles et carrés irréguliers. Le Palimpseste blanc  de 1962 (fig. 3) est l’une des premières manifestations de cette « pseudo-écriture » dont les signes constitutifs ne seraient pas porteurs de sens mais appréhendés uniquement comme de purs éléments rythmiques. Cette manière de peindre ou plutôt de composer, rappelle que l’image palimpseste n’est pas envisagée par l’artiste dans sa signification, mais exclusivement « dans sa configuration matérielle, comme un phénomène de feuilletage complexe, de recouvrements décalés »10. Dans ce rejet du signifié, tout est concentré sur la sensation directe provoquée par la trace et le geste devenu signe, ce dernier incarnant, plus que tout autre élément de la peinture, la pensée en mouvement de l’artiste. Comme dans les œuvres d’Olivier Debré peintes quelques années plus tôt, « le regroupement des signes sur une même surface fonctionne comme une sédimentation dont le dépôt est la clef pour en percevoir le sens »11.

Bertrand Dumas
Conservateur collection Beaux-Arts
Genève, juin 2023

Notes et références

  1. BUTOR, Michel, « Alchimie du silence ou l’athanor nomade. Conversation avec Georges Noël », in FABRE, Gladys (dir.), Georges Noël, Paris, E.L.A. / La Différence, 1997, p. 14.
  2. Georges Noël, Magma, huile sur toile, diamètre 40 cm, collection particulière. Œuvre reproduite en couleur dans FABRE, Gladys, op. cit. p. 81.
  3. Ibid., p, 15.
  4. Ibid., p. 37.
  5. Galerie Paul Facchetti, Paris, 1957 et 1958 (sans catalogue) ; Neues aus der Neuen Malerei, Leverkusen, Staadliches Museum Leverkusen, 1959 (Kemeny, Jaffé, Lataster, Laubies, Sima, etc) ; 10 ans d’activité, Galerie Paul Facchetti, Paris, 1959 (Dubuffet, Bryen, Pollock, Francis, Riopelle, Mathieu, Michaux, Wols, Fautrier et Kemeny).
  6. FABRE, Gladys, op. cit., p. 40
  7. Ibid.
  8. FABRE, Gladys, op. cit., p. 48.
  9. GUIGON, Emmanuel, Georges Noël. Chemins d’approche, catalogue d'exposition [Paris, Galerie Thessa Herold, 10.04 – 17.05.2008], Paris, Galerie Thessa Herold, 2008, p. 12.
  10. MICHAUD, Alain, « Bird Walker », in FABRE, Gladys, op. cit., p. 79.
  11. HARAMBOURG, Lydia, Olivier Debré, Neuchâtel, Éditions Ides & Calendes, 1997, p. 24.

Bibliographie

FABRE, Gladys, Georges Noël, Paris, E.L.A. / La Différence, 1997, listé p. 378, repr. coul. p.107

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