L'Œuvre du mois


septembre 2019 Archéologie

Portrait de jeune prince en pharaon

Petite devinette… Quelle est l’origine de cette tête de jeune homme ? Grecque ? Égyptienne ?

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Tête de prince
Chypre, fin du VIe siècle avant J.-C.
Calcaire
37 x 20 x 26 cm
FGA-ARCH-GR-0125

Provenance
Galerie Simone de Monbrison, Paris, avant 1980
Puis collection Jean-Pierre Farnier, Boulogne, acquis en 1981 à la galerie Simone de Monbrison
Puis collection Michel Faidutti, Genève
Puis Galerie Sycomore, Genève
Acquis à la galerie Sycomore, à Genève, le 13.06.2018.

Inédit

Fig. 1 – Tête de prince, FGA-ARCH-GR-0125

En 2018, la collection archéologique de la Fondation Gandur pour l’Art a accueilli un jeune prince chypriote, ou plutôt son effigie puisqu’il s’agit d’une magnifique tête appartenant à une statue de taille humaine (fig. 1 et 2). Si le nom de ce prince reste inconnu, cette œuvre nous renseigne cependant sur la manière dont les Chypriotes concevaient la royauté, au VIe siècle avant notre ère.

Une tête princière qui compte d’ores et déjà parmi les fleurons de la sculpture de Chypre…

Fig. 2 – Tête de prince, FGA-ARCH-GR-0125

Une certaine idée de la perfection

Sculptée dans un calcaire blanc à reflets jaunes et à grains fins, dense et lourd, cette tête est un pur chef-d’œuvre ! Son matériau, un calcaire chypriote d’excellente qualité, s’est laissé sculpter en trois dimensions, sans se casser. Cela relève de l’exploit puisque le calcaire que l’on trouve à Chypre, très friable, se découpe généralement en plaques minces, ce qui confère à la statuaire chypriote un trait qui la fait reconnaître entre toutes : l’arrière des statues est plat, comme le montre une autre statue de nos collections (une porteuse d’offrande, fig. 3 et 4).

Cette tête aux dimensions remarquables témoigne aussi d’un grand sens plastique : le modelé du visage est ferme et plein, et la coiffe, qui épouse la forme de la calotte crânienne, s’emboîte parfaitement sur la tête. Le cou, haut et évasé, lui apporte beaucoup de grâce.

Fig. 3
Fig. 4

Il ne lui manque que la parole…

Il émane de ce visage angélique quelque chose qui le rend vivant et donne l’impression que c’est à nous qu’il sourit… Cela tient au traitement des éléments anatomiques tels que les joues et le menton, les sourcils et les oreilles, sculptés avec un soin méticuleux, dans un mélange d’idéalisation et de réalisme. Les cheveux, par exemple, forment une masse de boucles régulières en « coquille d’escargot », que le couvre-chef semble difficilement contenir. Ils dépassent en frange sur le front, en favoris devant les oreilles, mais sont sagement retenus en nappe dorsale mousseuse dans le cou. De longs sourcils au-dessus d’yeux en amande, – dont les pupilles ont été incisées –, une bouche au fin sourire arrondi, un menton un peu lourd contribuent aussi à faire de ce visage celui d’un interlocuteur tout droit venu de l’Antiquité. Et si le temps lui a infligé quelques dommages, – comme souvent le nez a disparu et le menton est épaufré –, ils n’ont pas altéré sa beauté.

Bien qu’ayant appartenu de longue date à différentes collections particulières, cette tête sculptée n’a pas encore été étudiée de manière approfondie : ce sera bientôt chose faite.

L’Égypte et la Grèce réunies dans un même chef-d’œuvre

Les spécificités du calcaire utilisé, les particularités esthétiques de cette tête et ses dimensions – qui laissent penser qu’elle appartenait à une statue de taille naturelle – montrent qu’il s’agit d’une œuvre de très grande qualité. Elle soutient la comparaison avec les plus belles statues représentant des personnages appartenant aux classes dominantes de la société chypriote antique, conservées au Musée de Nicosie, au Louvre, au British Museum ou encore au Metropolitan.

Or, ce personnage réunit deux traits singuliers : sa coiffe et ses traits de kouros. Attardons-nous d’abord sur cette coiffe si particulière, qui rappelle la couronne pharaonique. Cette couronne, le pschent, est une combinaison de la couronne « blanche » (qui évoque sa domination du pharaon sur la Haute Égypte), et de la couronne « rouge » (rappelant sa domination sur la Basse Égypte). À cela s’ajoutait une fine tige spiralée, le khabet. En Égypte, cette couronne pharaonique est, dès l’Ancien Empire, la coiffe la plus commune.

Dans le cas qui nous occupe, le pschent est réinterprété « à la chypriote ». La couronne « blanche » prend ici l’aspect d’un casque qui épouse la forme du crâne – même si, comme en Égypte, il faut imaginer une pointe au sommet –, tandis que la couronne « rouge » s’emboîte sur la « blanche ». Comme en Égypte, l’arrière du pschent s’étirait vers le haut et l’avant s’orne encore d’un uraeus ailé : un cobra dressé (dont on devine encore la forme au centre du bord), dont les larges ailes se déploient en épousant le rebord de la coiffe, dont le khabet est absent. Attribut du pouvoir tiré du contexte qui l’a vu naître, celui de l’expression de l’unification de la Haute et la Basse Égypte, le pschent prend, à Chypre, un sens nouveau.

Sous le pschent, un tout jeune homme aux joues pleines, au regard et au sourire enjôleurs de kouros grec dont émane une grande sérénité. Cette douceur rappelle celle des kouroi de la Grèce de l’Est.

À l’époque classique, les rois chypriotes étaient généralement pourvus d’une barbe aux boucles calamistrées, signe de maturité

Grandeur de l’art chypro-archaïque

Avec son sourire pincé et sa couronne égyptienne, ce visage de jeune homme résume à lui seul l’essence de l’art chypriote archaïque : un mélange unique et savoureux, reconnaissable entre tous, d’influences égyptiennes, grecques et proche-orientales, qui s’épanouira entre le milieu du VIIe et le début du Ve siècle, dans l’accueillant et fertile terreau chypriote. Île riche à la très forte personnalité située à la croisée d’importantes routes commerciales, Chypre assimile les influences étrangères et recrée aussitôt quelque chose de neuf. Cet art chypriote archaïque est, en quelque sorte, l’apogée du métissage en Méditerranée.

L’arbre qui cache la forêt…

Est-ce la seule tête à pschent ? Non, car quand on les cherche, on en trouve : on dénombre aujourd’hui 18 têtes chypriotes en calcaire, coiffées d’un pschent, sans compter celles qui dorment peut-être encore dans d’autres collections privées. En 1994, Melitta Brönner en recensait 14 en pierre1, auxquelles on doit ajouter trois autres têtes de l’ancienne collection De Clercq2, et celle qui fait l’objet de cette notice. La provenance de quelques-unes d’entre elles est connue : deux ont été découvertes à Palaepaphos, trois à Golgoi, une à Malloura tout près de Golgoi, et enfin une, à Aloa, dans les environs de Salamine. Elles sont donc largement dispersées sur presque tout le territoire de l’île.

La fin du VIe siècle avant notre ère

Malgré cela, une seule d’entre elles a été trouvée en contexte archéologique daté. Elle provient de la « rampe des Perses » à Palaepaphos, construite en 498 avant notre ère. L’épisode est à replacer dans le contexte des guerres médiques : les Perses matent la révolte des royaumes chypriotes. Lors du siège de l’ancienne Paphos, ils se servent de tout ce qu’ils ont sous la main – en l’occurrence les statues en morceaux d’un sanctuaire voisin – pour construire, de bric et de broc, une rampe d’accès. La statue à laquelle cette tête appartenait a été sculptée avant cette date : son style archaïque permet de la dater des années 525. C’est vraisemblablement Onasicharis, qui fut roi de Paphos juste avant le siège de la vénérable cité3. Une date un peu plus tardive pourrait convenir à la tête de la FGA : je propose de la dater de 515 / 500 avant notre ère.

Ces représentations d’hommes coiffés d’une couronne égyptienne s’inscrivent d’ailleurs dans un ensemble plus vaste de représentations masculines égyptisantes d’époque archaïque, bien étudiées par Fanni Faegersten4.

À quoi ressemblait la statue lorsqu’elle était complète ?

Elle était grande. En effet, cette tête appartenait à une statue en pied, comme le montrent les exemples conservés de ce type statuaire. Étant donné ses dimensions – 37 cm –, on peut lui restituer une hauteur totale d’un peu plus d’1 m 60. Dans la catégorie des statues coiffées d’un pschent, la tête de la FGA est l’une des plus grandes, à côté de deux statues de Golgoi, estimées à 1 m 77 et 1 m 78. Si quelques-unes de ces statues égyptisantes sont colossales (comme la statue de Golgoi, qui dépassait les 3 m 65) 5, nombreuses sont celles qui n’excèdent guère les 70 cm6.

Fig. 5

Si l’on se fonde sur les quelques statues couronnées de pschent dont le corps a été préservé (fig. 5 et 6)7, notre homme était aussi vêtu à l’égyptienne. Avec un large collier autour du cou, interprétation chypriote de la parure ousekh, torse nu, il devait avoir les hanches couvertes d’un shenti, un pagne plissé. Ce pagne était richement décoré sur le devant d’un double uraeus, associé parfois à une tête grimaçante, évoquant Bès, un dieu qui est, à Chypre, en lien avec le pouvoir royal8. De face, les deux bras le long du corps, ou un bras replié contre la poitrine, la main fermée, notre jeune homme se tenait droit, la jambe gauche légèrement avancée. Cette attitude est inspirée ici encore des représentations de pharaons tenant leur sceptre9, mais elle s’est ensuite largement diffusée en Méditerranée orientale. La majesté qui se dégage de ces statues leur vient donc de l’interaction de l’attitude, des vêtements et des attributs qu’elles portent.

Cette statue donnait donc à voir un homme « en majesté » devant un dieu. Car, comme la grande majorité des statues antiques trouvées à Chypre, c’était un ex-voto destiné à être placé dans un sanctuaire, en offrande à la divinité. Et comme tous ces ex-votos, il devait être peint dans des couleurs très vives, qui sont parfois préservées : malheureusement, ici, il ne subsiste plus rien de ces couleurs.

Fig. 6

Qui est ce beau jeune homme ?

Ces attributs égyptisants ne sont pas ceux d’Égyptiens installés à Chypre. Comme on l’a dit, la qualité de la sculpture suggère que son commanditaire avait les moyens de s’offrir les compétences d’un sculpteur d’excellence et un matériau de première qualité, phénomène que l’on peut observer dans d’autres cas.

À cela s’ajoute le fait que le personnage porte des signes extérieurs du pouvoir royal. Tout laisse donc penser que le jeune homme en question est un roi, ou plutôt, vu sa jeunesse, un prince. Car, comme le montrent les deux statues conservées au Metropolitan Museum (fig. 5 et 6 ), les têtes chypriotes à pschent se classent en deux groupes : les têtes imberbes et les têtes barbues.

À l’époque classique, les rois chypriotes étaient généralement pourvus d’une barbe aux boucles calamistrées, signe de maturité (fig. 7) 10. Qui dit maturité, dit – en théorie – sagesse, une sagesse qui vient de la connaissance et de l’expérience. C’est la qualité principale d’un bon roi.

La question de savoir si notre personnage était roi ou prince reste sans réponse. En l’état actuel des choses, il est délicat de déterminer d’où provenait cette tête. Il reste donc un prince anonyme. En tout état de cause, il devait être membre de l’une des dynasties qui régnait à la fin du VIe siècle avant notre ère dans un des royaumes de Chypre.

Fig. 7

Des rois-prêtres

Toutes ces représentations égyptisantes couvrent une période comprise entre le premier quart du VIe siècle et le dernier quart du Ve siècle, autrement dit la période des « royaumes ». L’île était alors divisée en sept, puis en dix entités gouvernées par des rois : les plus vénérables de ces royaumes étaient ceux de Paphos et d’Amathonte, renommés pour leur très ancien sanctuaire à la wanassa, la grande déesse tutélaire de l’île, assimilée par les Grecs à Aphrodite. Dans ces deux royaumes, le roi remplissait aussi la fonction de grand prêtre de la déesse11.

Qu’est-ce qui fait rêver un roi chypriote ?

Les Pharaons incarnaient pour les rois de Chypre le modèle par excellence du pouvoir royal : une autorité incontestée sur un vaste territoire, soutenue par les dieux. C’est sans doute la raison pour laquelle ils ont emprunté les signes extérieurs du pouvoir pharaonique pour exprimer, à leur manière, leur nature royale. Le monnayage d’Evelthon, roi de Salamine, utilise d’ailleurs le signe de vie, ankh, au revers de ses monnaies, à la fin du VIe siècle avant notre ère (fig. 8) :

Fig. 8 – Statère en argent d’Evelton

c’est un autre indice du prestige incontesté de tout ce qui était ou faisait égyptien. Au royaume d’Amathonte, le modèle égyptien était d’ailleurs si enviable que les rois locaux ont utilisé des cachets imitant les cartouches des rois d’Égypte …

Dr Isabelle Tassignon
Conservatrice de la collection Archéologie

Notes et références

  1. Brönner, « Heads », p. 48-51.
  2. De Ridder, Collection De Clercq, p. 67, n° 22, p. 68, n° 24, p. 71, n° 29.
  3. Hermary, « Témoignages des documents figurés », p. 180.
  4. Faegersten, The Egyptianising Male Limestone.
  5. Faegersten, The Egyptianising Male Limestone, p. 278, cat. 22.
  6. Faegersten, The Egyptianising Male Limestone, cf. pl. 22-45.
  7. Metropolitan Museum, inv. 74.51.2603 (milieu du VIe siècle) et inv. 74.51.2472 (troisième quart du VIe siècle).
  8. Tassignon, Le « Seigneur aux lions », pass.
  9. Faegersten, The Egyptianising Male Limestone, p. 77-78.
  10. British Museum, inv. 1917, 07.01.233, provenant d’Idalion, datée de 500-480 avant n. è.
  11. Maier, Priest Kings, p. 376-380 ; Satraki, « The iconography of Basileis », pass.

Bibliographie

Brönner, Melitta, « Heads with double crowns », in Vandenabeele, Frieda, Laffineur, Robert, Cypriote Stone Sculpture. Proceedings of the Second International Conference of Cypriote Studies, Brussels-Liège, 17 – 19 May, 1993, Bruxelles-Liège, 1994, p. 47–53.

De Ridder, André, Collection De Clercq. V. Les antiquités chypriotes, Paris, Ernest Leroux éditeur, 1908.

Faegersten, Fanni, The Egyptianizing Male Limestone Statuary from Cyprus. A study of a cross-cultural Eastern Mediterranean votive type, PhD Lund University, 2003 (thèse inédite).

Hermary, Antoine, « Témoignages des documents figurés sur la société chypriote d’époque classique », in Peltenburg, Edgar, Early Society in Cyprus, Edinburgh University Press, Edinburgh, 1989, p. 180-196.

Maier, Hans-Georg, Priest Kings in Cyprus, in Peltenburg, Edgar, Early Society in Cyprus, 1989, p. 376-391.

Satraki, Anna, « The Iconography of Basileis in Archaic and Classical Cyprus: Manifestations of Royal Power in the Visual Record », Bulletin of the American Schools of Oriental Research, 370 (2013), p. 123-144.

Tassignon, Isabelle, Le « Seigneur aux lions » d’Amathonte. Étude d’iconographie et d’histoire des religions des statues trouvées sur l’agora, De Boccard, Athènes-Paris, 2013 (Études chypriotes, XVIII).

 

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