L'Œuvre du mois


mai 2022 Art contemporain africain et de la diaspora

Walking Spirits IV, V et VI de Turiya Magadlela

De longues courbes sombres et légèrement transparentes qu’on devine superposées les unes aux autres peuplent les toiles de l’artiste Turiya Magadlela. Elles donnent corps et matière à un triptyque qui rassemble les œuvres Walking Spirits IV, V et VI de la série Inequalities. De cet effet de superposition naît une impression de profondeur, et alors peut-être la sensation d’un souterrain, d’une grotte, d’un abysse, s’installe-t-elle peu à peu. Or, dans ses travaux et pour sa série de Walking Spirits, Magadlela n’a recourt qu’à un seul matériau initial – bien que composé de différentes fibres – : le collant. Étiré sur la surface de la toile, malmené, détourné de sa fonction – celle de sous-vêtement qui recouvre les jambes des pieds à la taille – le collant est allongé sur la toile nue tendue sur son châssis, s’effilochant parfois, jusqu’à former ces longues lignes légèrement courbées. Celles-ci sont le résultat d’un geste brutal qui évoque en creux les violences faites à celles et ceux qui se parent, ou se sont parés, de ces bas.

Turiya MAGADLELA
(Johannesburg, Afrique du Sud, 1978)
Walking Spirits IV, V et VI de la série Inequalities
2018-2019
Collants en nylon, en coton et enduit sur toile
Triptyque, 120 x 120 cm pour chaque toile
FGA-ACAD-MAGAD-0002

Provenance
Blank projects, Cape Town
Collection particulière, Germiston
Artcurial, Paris, 15 juin 2021, lot n° 194

Un matériau concret pour des œuvres d’art abstraites

Aussi bien dans ses tableaux que dans ses installations aux imposantes dimensions1, Turiya Magadlela plonge les spectateurs et spectatrices de ses œuvres dans des textures et des couleurs tour à tour bi-chromatiques, multicolores, sombres et caverneuses ou joyeuses. À l’instar des artistes ayant pris part aux premières éditions de la Biennale Internationale de Lausanne dès 19622, et initiant une véritable révolution des travaux textiles – selon les mots de la curatrice étasunienne Jenelle Porter3 – l’artiste Turiya Magadlela use d’éléments constitutifs de la sculpture, tels que le volume, l’espace, la matière, l’équilibre, le poids et la forme. Le caractère abstrait de ses « toiles » et installations interroge immédiatement le regard, leur texture interpelle le toucher. Néanmoins, si les artistes des années 1960 inscrivent leur pratique dans un jeu et des échanges constants avec la société industrialisée, créant des ponts entre art, artisanat et design industriel, Magadlela interroge plutôt la post-industrialisation, voire même l’obsolescence programmée, le collant nylon en étant l’un des symboles4.

Œuvre Walking Spirits IV, V, VI de MAGADLELA Turiya réalisée en 2018 - 2019
Fig. 1 - © Turiya Magadlela Studio © Crédit photographique : Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photographe : Mathieu Bernard-Reymond.

Le titre de cette série d’œuvres, Walking Spirits, renvoie non seulement au corps, à sa capacité à se mouvoir et aux collants habillant les jambes – membres associés de facto à la marche [walk] – mais aussi aux esprits [spirits], voire à une dimension spirituelle.

Or, Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier est un ouvrage fondateur de l’abstraction, rédigé par Wassily Kandinsky, lui-même considéré comme l’un des pionniers dans cette pratique des arts visuels qui prit forme – et couleurs – durant la première moitié du XXe siècle. Dans cet ouvrage, Kandinsky établit notamment une théorie des couleurs, associant leur résonance à des sons particuliers. Du blanc et du noir il dit : « le blanc sonne comme un silence qui pourrait subitement être compris, c’est un néant qui est jeune ou encore plus exactement un néant d’avant le commencement, d’avant la naissance (…). Un néant sans possibilités, un néant mort après que le soleil s’est éteint, un silence intérieur sans soleil ni espoir, voilà la résonnance intérieure du noir. »5 L’intériorité et l’expression de soi deviennent les maîtres mots de cette pensée qui souhaite à tout prix se séparer de l’objet.

Œuvre Untitled de la série Inequalities, 2016 de MAGADLELA Turiya
Fig. 2 - © Turiya Magadlela Art Studio © Crédit photographique : Fondation Gandur pour l'Art, Genève. Photographe : Mathieu Bernard-Reymond

La pureté des formes et des couleurs est également au centre des préoccupations. Comme l’explique en contre-point l’historien de l’art Kobena Mercer dans un ouvrage qui met notamment en perspective abstraction et héritage extra-occidental : « lorsqu'elle est considérée dans son ensemble, la qualité de l'abstraction réside dans son ouverture ».

« En s'affranchissant des règles et des normes héritées de l'art pictural, les artistes européens à l'origine des premières formes d'abstraction (…) – Kasimir Malevitch, Wassily Kandinsky, Piet Mondrian – ont compris ces qualités d'ouverture en termes largement spirituels. »6 La spiritualité, la pureté ou encore l’idée de l’abstraction comme manifestation de la plus haute forme d’art7 sont ainsi des conceptions de l’art abstrait qui trouvent peut-être leur apogée dans leur appropriation par les Etats-Unis et dont les travaux de Turiya Magadlela s’éloignent précisément. Une vision trans- ou interculturelle, telle que défendue par David Craven et Kobena Mercer vient d’ailleurs troubler cette conception de l’art abstrait comme étant la manifestation d’une (seule) identité (en l’occurrence américaine). L’œuvre de Turiya Magadlela rappelle d’ailleurs certains travaux de Siah Armajani (1939-2020) dans son utilisation de vêtements sur lesquels l’artiste travaillait les contrastes entre le noir et le blanc, ou encore la pratique d’Alma W. Thomas (1891-1978) dans les effets de profondeur créés par l’alternance entre « pleins » et « vides » sur la toile. Magadlela, loin d’une recherche de pureté des formes, réintroduit l’objet brut au sein du tableau et profitant de sa flexibilité, le détourne de sa fonction tout en se détournant elle-même des considérations esthétiques voire éthiques des artistes du début du siècle dernier.

Peau[x] noire[s], collants blancs

Les collants couleur chair ont « longtemps [été] réservés aux peaux claires »8 – une histoire matérielle qui ne connaît d’ailleurs pas encore de références sérieuses. Les tonalités marron et noires sont ainsi le signe d’une Afrique du Sud postapartheid. Les bas pour les peaux foncées ont en effet été tardivement commercialisés, et ne sont donc apparus sur le marché qu’après que les luttes pour les droits de celles et ceux qui les portent se sont achevées avec un certain succès, du moins au sein de la société de consommation. 

Ces bas noirs et marrons deviennent dès lors, dans les œuvres de Turiya Magadlela, le reflet d’une histoire (post-)coloniale et de la violence exercée sur les corps supposément minoritaires et assurément minorisés qui l’accompagnent. Dans ses œuvres, les collants s’effilent, craquent, sont troués. La pression qu’exerce la tension de ceux-ci sur la toile évoque une forme de torture. « Dans le monde blanc, l’homme de couleur rencontre des difficultés dans l’élaboration de son schéma corporel », analyse le psychiatre et essayiste Franz Fanon dans l’ouvrage Peau Noire, Masques Blancs. « La connaissance du corps est une activité uniquement négatrice. C’est une connaissance en troisième personne. Tout autour du corps règne une atmosphère d’incertitude certaine »9, explique-t-il comme pour relever la complexité du rapport au corps, dans un contexte qui précède les indépendances africaines, et en pleine Afrique du Sud de l’apartheid.

Ces bas noirs et marrons deviennent dès lors, dans les œuvres de Turiya Magadlela, le reflet d’une histoire (post-)coloniale et de la violence exercée sur les corps supposément minoritaires et assurément minorisés qui l’accompagnent.

Loin de l’« intériorité » qui s’exprimerait sur la toile, revendiquées par certains artistes européens de l’abstraction, les considération de Franz Fanon nous confrontent au contraire à l’intériorité d’un vécu différencié : celui des personnes noires et des personnes blanches. « Le Blanc est enfermé dans sa blancheur. Le Noir dans sa noirceur », dit-il encore, comme pour dire l’impossibilité d’une communication, d’une compréhension mutuelle. Pourtant, il introduit dans son essai – qui se propose d’ailleurs comme une tentative d’élaboration d’outils d’émancipation – par « l’homme est un OUI vibrant aux harmonies cosmiques »10. On imagine volontiers l’œuvre de Turiya Magadlela se rallier à ce oui vibrant allant au-delà des inégalités [Inequalities] relevées par son œuvre.

Olivia Fahmy
Conservatrice de la collection d'art contemporain africain et de la diaspora
Fondation Gandur pour l'Art, mai 2022

Notes et références

  1. Voir notamment l’installation exécutée par l’artiste à l’occasion de l’exposition Ubuntu, un rêve lucide, sous le commissariat de Marie-Ann Yemsi, au Palais de Tokyo du 26.11.2021 au 20.02.2022. 
  2. Voir notamment EBERHARD COTTON, Giselle, JUNET, Magali, ROCHAT, Eric, From tapestry to fiber art: the Lausanne Biennials 1962-1955, Milano, Skira ; Lausanne, Fondation Toms Pauli, 2017.
  3. PORTRER, Jenelle, “Sympathetic Medium”, Vitamin – T. Threads & Textiles in Contemporary Art, London, Phaidon, 2019, p. 11. Jenelle Porter ajoute d’ailleurs, au sujet du renouveau de l’art textile: «The radical shift from woven wall hanging to sculpture was played out against a backdrop of social and cultural tumult in North America during the 1960’s – the civil right movement, the women’s movement and anti-war activism – during which artists rejected prevailing orthodoxies».
  4. Voir notamment Prêt à jeter, documentaire, par Cosima Dannoritzer, 2009, 1h14, produit par ARTICLE Z, MEDIA 3.14, ARTE France.
  5. KANDINSKY, Wassily, Du Spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier, Paris, Folio essais, 1989 [1954], p. 156.
  6. « When viewed in the round, abstraction’s defining quality lies in its openness. […]  Breaking free from inherited rules and norms of picture making, the European artists who originated the earlies forms of abstraction in the first half of the century – Kasimir Malevitch, Wassily Kandinsky, Piet Mondrian – understood these open qualities in largely spiritual terms.” MERCER, Kobena, Discrepant Abstraction, Cambridge (Massachusetts), MIT Press, 2006, p. 8.
  7. Kobena Mercer ajoute d’ailleurs: “During a time when modern art collections were expanding – the Museum of Non-Objective Painting (later the Solomon R. Guggenheim Museum) opened in 1936 – Alfred Barr’s exhibition of Cubist and Abstract Art (1936) underlined the growing institutional prestige of the Museum of Modern Art in New York. As a genealogy of the various directions modern art had taken since cubism, Barr’s epic narrative was driven by a teleology of progress in which abstract art was regarded as the highest achievement of modernism.” Ibid., p. 11.
  8. HUET, Virginie, « Art contemporain : l’art textile de Turiya Magadlela, une arme contre les violences racistes et sexistes », in Connaissance des arts [en ligne], janvier 2022 (consulté le 12.04.2022).
  9. FANON, Frantz, Peau Noire, Masques Blancs, Paris, Éditions du Seuil, 2013 [1952], p. 108.
  10. Ibid., p. 8.

Bibliographie

EBERHARD COTTON, Giselle, JUNET, Magali, ROCHAT, Eric, From tapestry to fiber art: the Lausanne Biennials 1962-1955, Milano, Skira; Lausanne, Fondation Toms Pauli, 2017.

FANON, Frantz, Peau Noire, Masques Blancs, Paris, Éditions du Seuil, 2013 [1952].

HUET, Virginie, « Art contemporain : l’art textile de Turiya Magadlela, une arme contre les violences racistes et sexistes », in Connaissance des arts [en ligne], janvier 2022 (consulté le 12.04.2022).

MERCER, Kobena, Discrepant Abstraction, Cambridge (Massachusetts), MIT Press, 2006.

PORTER, Jenelle, “Sympathetic Medium”, Vitamin – T. Threads & Textiles in Contemporary Art, London, Phaidon, 2019, p. 10-17.

KANDINSKY, Wassily, Du Spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier, Paris, Folio essais, 1989 [1954].

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