février 2022 Beaux-arts
Dépasser la forme statique : Méta-Herbin de Jean Tinguely
Première œuvre de Jean Tinguely à rejoindre les collections de la Fondation Gandur pour l’Art en 2010, Méta-Herbin de 1955 (fig. 1) est une pièce représentative du travail précurseur de l’artiste. Présentée à la galerie Denise René lors de l’exposition Le Mouvement inaugurée en avril 1955, l’œuvre éclaire le début des créations « méta-mécaniques » pensées par l’artiste suisse. Par sa composition, elle constitue un hommage à l’avant-garde abstraite du début du XXe siècle. L’artiste reprend en effet les formes appartenant au vocabulaire pictural d’Auguste Herbin (fig. 2), pionnier de l’abstraction géométrique, pour dépasser l’état statique de la peinture et travailler sur le mouvement, thématique chère à Tinguely et qu’il développera tout au long de sa vie.
Avec ses œuvres cinétiques, Tinguely, qui rejoindra le groupe des nouveaux réalistes en 1960, devient une figure majeure de l’art de la seconde moitié du XXe siècle. À la fois inventeur et bricoleur, il a su développer un univers mécanique et poétique assemblé à partir de matériaux de récupération auxquels il redonne vie grâce à ses œuvres mobiles.
Voir l'œuvre dans la collectionJean Tinguely
(Fribourg, 1925 — Berne, 1991)
Méta-Herbin
1955
Trépied en fer, tiges métalliques, fils de fer, sept formes en métal peint et moteur électrique
124,8 x 52,5 x 75 cm
FGA-BA-TINGU-0001
Provenance
Collection M. et Mme Max Wasserman, Massachusetts
Sotheby's, Los Angeles, 3 février 1975, lot n° 46
Collection Eva de Burén, Stockholm
Birgitta Berkley, Los Angeles
Galerie Bonnier, Genève, 1995
Collection particulière, 2001
BFAS Blondeau Fine Arts Services, Genève, 2010
Décorateur et artiste
Dès son plus jeune âge, son intérêt pour les machines est une évidence. En effet, l’enfant s’amuse avec des constructions à roues hydrauliques dans les ruisseaux et expérimente le son que peuvent produire certains objets. Né à Fribourg en 1925, Tinguely et sa mère déménagent très vite à Bâle, où son père travaille. C’est dans cette ville que l’artiste grandit et qu’il entreprend, dès 1940, un apprentissage de décorateur chez Globus, grand magasin suisse, puis chez Joos Hutter, décorateur indépendant1. Ce dernier l’encourage à prendre le chemin de l’école des arts appliqués de Bâle où Tinguely découvre l’art contemporain et l’héritage d’artistes comme Walter Bodmer2. Les constructions en fil de fer de ce dernier sont d’ailleurs une grande source d’inspiration pour ses premiers travaux, notamment dans son métier de décorateur3.
Étudiant d’abord la peinture, l’artiste se tourne très vite vers d’autres médiums, plus à même de satisfaire ses aspirations artistiques. En effet, même si l’œuvre de Bodmer inspire ses premières compositions métalliques, c’est réellement avec les mobiles d’Alexander Calder que Tinguely découvre ce que la peinture ne peut lui offrir ; une métamorphose perpétuelle dans l’espace et un jeu subtil entre les formes et les couleurs4 ,5. Dès lors, et durant toute sa carrière, c’est vers cette recherche perpétuelle sur le mouvement que Tinguely oriente son œuvre.
« Je pouvais continuer sur une peinture pendant des mois, jusqu’à usure totale de la toile […]. C’était impossible pour moi ; je n’arrivais pas à décider : “Voilà c’est terminé” ; à choisir le moment où il est donné à la pétrification. C’est à partir de là, au fond, que le mouvement s’est imposé à moi. Le mouvement me permettait tout simplement d’échapper à cette pétrification, à cette fin »6.
« Je pouvais continuer sur une peinture pendant des mois, jusqu’à usure totale de la toile […].C’était impossible pour moi ; je n’arrivais pas à décider : “Voilà c’est terminé“ […]. Le mouvement me permettait tout simplement d’échapper à cette pétrification, à cette fin. »
Le mouvement
Tout en continuant son activité de décorateur, Tinguely travaille avec acharnement sur des solutions techniques lui permettant d’intégrer le mouvement à ses créations. Très vite, le moteur électrique, seul élément susceptible de lui fournir « un rythme durable et constant »7, s’impose dans ses recherches et dans ses croquis préparatoires8. Il l’utilise alors d’abord pour actionner ses Reliefs en dissimulant un boîtier tournant au revers de ses œuvres permettant aux formes de celles-ci de se mouvoir dans un rythme semblable au mécanisme d’une horloge, leur conférant ainsi un jeu individuel9 (fig. 3 et 4).
Au début des années 1950, Tinguely fait progresser ses recherches en développant de nouvelles compositions reliefs et des sculptures en fil métallique dans son atelier parisien, où il s’installe dès 1952. Sa première exposition personnelle a lieu en mai 1954 au rayon librairie de la galerie Arnaud à Paris10. Il y présente alors ses premiers reliefs composés de formes blanches sur fond noir et animées par un moteur. Ce travail inattendu lui vaut un franc succès auprès de la critique parisienne et une seconde exposition, la même année, dans la même galerie. Cette fois-ci, Tinguely y expose pour la première fois deux constructions en fil de fer et plaques métalliques géométriques peintes en jaune, rouge et bleu11.
Ces « méta-mécaniques » — appellation proposée par son ami et critique d’art suédois Pontus Hultén12 — feront également partie de l’exposition Le Mouvement à la galerie Denise René. À cette occasion, Tinguely se voit exposé aux côtés des pionniers du cinétisme qu’il a toujours admirés comme Alexander Calder et Victor Vasarely. Alors que ce dernier se limite encore à la peinture abstraite, en manipulant les formes qui s’animent grâce à un effet d’optique, la nouvelle génération d’artistes s’éloigne davantage du tableau de chevalet et questionne la peinture autrement. Avec le cinétisme, chacun apporte donc sa vision du mouvement tout en partant d’un dénominateur commun : le langage géométrique abstrait.
Méta-Herbin
Après un séjour à Stockholm en septembre 1955, Tinguely revient à Paris et continue de développer sa réflexion et les travaux présentés en Suède, poursuivant la recherche artistique entreprise avec l’exposition de la galerie Denise René13. Ses grands reliefs et ses sculptures mobiles sont alors intitulés Méta-Kandinsky, Méta-Malevitch et Méta-Herbin. Faisant formellement référence aux artistes pionniers de l’avant-garde abstraite du début du XXe siècle, Tinguely rend hommage à l’art géométrique tout en dépassant son aspect statique.
Chaque groupe d’œuvres « méta-mécanique » a une particularité. Avec Méta-Herbin, Tinguely reprend les formes du vocabulaire pictural d’Auguste Herbin (fig. 2) et les anime à l’aide d’un moteur électrique placé sous le trépied de la sculpture. Une fois mise en marche par l’artiste ou le spectateur, l’œuvre composée de fils métalliques formant des rouages très fins se met en mouvement de manière saccadée et aléatoire, donnant ainsi vie aux formes en métal et carton colorés qui la composent14 (fig. 5).
Le hasard joue un rôle primordial dans le mécanisme de cette œuvre. Lorsque celle-ci est en mouvement, les formes géométriques et les rouages tournent à des vitesses différentes formant des compositions qui changent sans cesse. Chaque image que donne à voir Méta-Herbin est donc nouvelle et ne se répète quasiment jamais : « lorsqu’il crée la première de ses roues, [Tinguely] découvre en elle une véritable source créatrice, un mécanisme dont le but n’est pas la précision, mais l’anti-précision : la “mécanique du hasard” »15.
Méta-Herbin illustre parfaitement cette observation. Fondé sur le principe de la roue, le mouvement rotatoire équivaut à une répétition mais également au changement perpétuel, deux éléments fondamentaux dans l’œuvre de Tinguely. Les roues du Méta-Herbin se supportent et se répondent dans un geste mécanique saccadé, leur trajectoire est réduite et les possibilités de variations se trouvent ainsi limitées. Recherchant le désordre mécanique, Tinguely construit ses roues de telle manière qu’elles sautent hors de leurs crans, qu’elles s’accrochent, se bloquent et redémarrent dans un hasard total16. En cela, Méta-Herbin est le témoin parfait du travail de Tinguely sur le hasard : le mouvement perpétuel des éléments qui le composent donne à la sculpture une liberté particulière, insoumise aux calculs exacts. Par contre, l’artiste ne prône pas la participation du hasard dans l’acte créateur, mais étudie le « hasard en action »17. Selon Pontus Hultén, le mouvement confère à l’art son caractère réaliste et c’est cela qui rend cette forme libre : en témoignent les créations de l’artiste suisse18. Ainsi, avec Méta-Herbin et ses images abstraites modifiables marquées par l’imperfection mécanique, Tinguely apporte à l’art cinétique une contribution majeure.
Lucie Pfeiffer
Assistante conservatrice de la collection beaux-arts
Fondation Gandur pour l’Art, février 2022
Notes et références
- HAHNLOSER, Margrit, « Jean Tinguely : les années suisses », in Musée Jean Tinguely Bâle. La Collection, Berne, éditions Benteli, 1996, p. 90.
- Walter Bodmer est un peintre et sculpteur suisse, né à Bâle en 1903. Dans les années 1930, il proteste contre les tendances conservatrices de l’art et de l’architecture en co-initiant le groupe antifasciste Gruppe 33 avec ses amis artistes. À partir de 1936, Bodmer travaille le fil métallique et crée des reliefs et des sculptures métalliques qui font de lui un pionnier de l’art abstrait. En 1939, il devient professeur à la Kunstgewerbeschule de Bâle (école des arts appliqués) où Jean Tinguely suivra des cours dès 1944.
- HAHNLOSER, Margrit, Musée Jean Tinguely Bâle. La Collection, op. cit., p. 91.
- Tinguely découvre le travail d’Alexander Calder principalement à l’école des arts appliqués de Bâle où l’on évoquait ses travaux avec ceux d’autres artistes tels que Kasimir Malevitch, bien qu’à cette époque, leur œuvre n’avait pas encore fait l’objet de recherches approfondies. HULTÉN, Pontus, Tinguely, catalogue d’exposition [Paris, Musée national d’art moderne, Centre Georges Pompidou, 08.12.1988 — 27.03.1989], Paris, Musée national d’art moderne, Centre Georges Pompidou, 1988, p. 15.
- HAHNLOSER, Margrit, Musée Jean Tinguely Bâle. La Collection, op. cit., p. 92.
- « Parole d’artiste », extrait d’un entretien avec Jean Tinguely, Charles Georg et Rainer Michael Mason, juin 1976, in Jean Tinguely. Dessins et gravures pour les sculptures, catalogue d’exposition [Genève, Musée d’art et d’histoire, 25.06 — 03.10.1976], Genève, Musée d’art et d’histoire, 1976.
- HAHNLOSER, Margrit, op. cit., p. 93.
- Ibid.
- Ibid.
- HULTÉN, Pontus, « L’homme et l’œuvre », in Musée Jean Tinguely Bâle. La Collection, op. cit., p. 38.
- Ibid.
- Pontus Hultén était un commissaire d’expositions visionnaires au XXe siècle. Il contribua, entre autres, à l’organisation de projets au Stedelijk Museum d’Amsterdam et au Moderna Museet de Stockholm duquel il devient directeur en 1959. Il participe également à l’élaboration de l’exposition Le Mouvement à la galerie Denise René en 1955 et rencontre Jean Tinguely une année avant, lors de la première exposition personnelle de ce dernier à la galerie Arnaud. Dès lors, une grande amitié naît entre l’artiste et le critique d’art. Dans le catalogue de la rétrospective sur Jean Tinguely qui s’est tenue au Centre Pompidou en 1988, Hultén explique comment l’appellation « méta-mécanique » a vu le jour : « Dès sa première exposition, Tinguely s’est interrogé sur la manière de définir ses machines. Aucun des noms suggérés ne le satisfaisait, ni Automates, ni Sculptures mécaniques, ni Mobiles, ce dernier étant associé, en outre, à l’œuvre de Calder. Je lui ai proposé de les appeler Méta-mécaniques, par analogie avec “métaphysique” : j’avais en effet découvert dans le Grand Dictionnaire Larousse que “méta” ne signifiait pas seulement “avec” mais aussi “après”, “au-delà”. De plus, l’association d’idées avec les termes “métaphore” et “métamorphose” me paraissait tout à fait appropriée ». HULTÉN, Pontus, Tinguely, op.cit., p. 27.
- ROLEZ, Anaïs, La métaphysique dans la sculpture de Jean Tinguely : mécanique, contradiction et métamorphose comme principes générateurs, Thèse, Rennes, Université Rennes 2, 2015, p. 188.
- Certains de ses Méta-mécaniques pouvaient également être actionnés à l’aide d’une manivelle que l’artiste venait remonter manuellement sous la sculpture.
- HULTÉN, Pontus, Tinguely, op. cit., p. 16.
- HULTÉN, Pontus, « La Liberté substitutive ou le mouvement en art et la méta-mécanique de Tinguely », in Tinguely, op. cit., p. 34.
- Ibid., p. 17.
- ROLEZ, Anaïs, op. cit., p. 191.
Bibliographie
Jean Tinguely. Dessins et gravures pour les sculptures, catalogue d’exposition [Genève, Musée d’art et d’histoire, 25.06 — 03.10.1976], Genève, Musée d’art et d’histoire, 1976.
Jean Tinguely, Meta-Matic, catalogue d'exposition [Düsseldorf, Museum Kunstpalast 23.04 - 14.08.2016 ; Amsterdam, Stedelijk Museum, 01.10.2016 - 05.03.2017], Cologne, Walther König, 2016.
Les Années 50, catalogue d'exposition [Paris, Musée national d'Art moderne Centre Georges Pompidou, 30.06 – 17.10.1988], Paris, Éditions du Centre Pompidou, 1988.
Musée Jean Tinguely Bâle. La Collection, Berne, éditions Benteli, 1996.
Tinguely, catalogue d’exposition [Paris, Musée national d’art moderne, Centre Georges Pompidou, 08.12.1988 — 27.03.1989], Paris, Musée national d’art moderne, Centre Georges Pompidou, 1988.
BISCHOFBERGER, Bruno, Jean Tinguely. Catalogue raisonné Sculptures and Reliefs 1969-1985 (vol. 1), Künsnacht/Zürich, Galerie Bischofberger, 1990.
BLISTÈNE, Bernard, Jean Tinguely. Méta-Reliefs, Méta-Matics, 1955-1961, catalogue d'exposition [Paris, Galerie Georges-Philippe & Nathalie Vallois, 05.10 – 17.11.2012], Paris, Galerie Georges-Philippe & Nathalie Vallois, 2013.
HULTÉN, Pontus, Jean Tinguely "Méta", Berlin, Propyläen Verlag, [1973].
ROLEZ, Anaïs, La métaphysique dans la sculpture de Jean Tinguely : mécanique, contradiction et métamorphose comme principes générateurs, Thèse, Rennes, Université Rennes 2, 2015.