Un ange triste ?

Parmi les objets les plus inspirants de la collection d’archéologie classique de la FGA se trouve cette grande et belle statue de marbre : c’est un jeune homme ailé au visage d’ange maussade adossé à une semi colonne (fig. 1-2). La sculpture, d’une grande qualité plastique, – mais qui pèse quand même près de 220 kilos – est cassée à la hauteur des hanches, mais l’on peut sans hésiter lui restituer des jambes enveloppées dans de longs pantalons plissés, car elle appartient à un type statuaire bien connu. Celle de la FGA a même une sœur jumelle dans la collection Ny Carlsberg de Copenhague, sur laquelle je reviendrai¹Copenhague, Ny Carlsberg Glyptotek, inv. 715 ; Vermaseren, CCCA, I, p. 92, n° 282.. Complète, elle devait mesurer à peu près 1,60 m et était donc presque de taille naturelle. À ces traits s’ajoute une paire de grandes ailes, bien visibles au-dessus des épaules.

Son visage aux joues pleines, légèrement penché, est méditatif. De son haut bonnet pointu s’échappent de longues mèches bouclées, encadrant visage et front. Il est vêtu d’une tunique à manches longues et d’un manteau drapé autour de son cou dont il agrippe le creux de l’encolure des doigts de la main droite. Une attitude de prostration, soulignée aussi par la position de son bras gauche, replié sur l’abdomen. Mais s’agit-il bien d’un ange triste ?

Ni ange, ni Ganymède

L’image antique fait usage de codes bien connus des Anciens, qui interagissent entre eux. Et nous ne sommes pas à l’abri de confusions entre des types iconographiques proches, mais qui ne se distinguent l’un de l’autre que par des détails. Ainsi, cette statue a-t-elle parfois été identifiée à tort comme une représentation de Ganymède, un jeune homme si beau qu’il avait été enlevé par l’aigle de Zeus pour devenir, dans l’Olympe, l’échanson des dieux. Ganymède a de l’éphèbe toutes les perfections, mais il est généralement nu, et surtout, il est soulevé par le rapace, dont la tête apparaît nettement derrière l’épaule du jeune homme, comme on le voit sur une terre cuite de la FGA (fig. 3). La cause de la méprise ? On n’a vu dans ce jeune homme de marbre que sa fulgurante beauté et ses ailes, sans tenir compte du reste.

Vieux clichés

Certains codes reflètent une origine — aujourd’hui, on parlerait de « clichés » – : sa coiffe est un bonnet « phrygien », caractérisant dans l’art grec, tout personnage originaire d’Asie Mineure : les Amazones, Priam, Pâris (fig. 4), Anchise, Mithra… Sa tunique à longues manches, son petit manteau asiatique (le kandys), et son pantalon (les anaxyrides), composent le costume national que les Grecs, et les Romains à leur suite, associaient aux Orientaux, qu’ils soient d’Asie Mineure, de Colchide ou de Perse.

D’autres codes traduisent une nature : cette chevelure vigoureuse, longue et bouclée, est celle d’un kouros, un tout jeune homme qui n’a pas encore coupé ses cheveux. Ces magnifiques cheveux sont aussi les attributs des jeunes fils de Zeus, Apollon, Dionysos et Hermès. Et cette jeunesse va naturellement de pair avec la perfection des traits.

C’est plutôt un état d’esprit qu’expriment certains gestes. Sur des statues similaires, le geste que notre beau jeune homme accomplit de la main droite se décline en une série de variations : main portée à la hauteur de la joue, soutenant le menton ou encore repliée, posée sur la bouche et le menton. Des variations qui évoquent la tristesse et la prostration, que l’on peut rapprocher de l’attitude de quelques héroïnes mélancoliques, malheureuses de voir s’éloigner l’être aimé : Médée, délaissée par Jason, ou encore Ariane, abandonnée par Thésée.

Notre personnage est donc clairement caractérisé comme un jeune Oriental, séduisant et triste : ce ne peut être qu’une seule personne, Attis. Il est toujours figuré sous les traits d’un jeune homme, – parfois même sous ceux d’un enfant– imberbe, dont la chevelure bouclée dépasse du bonnet.

Quand il n’est pas représenté en petit garçon vêtu d’anaxyrides et d’un costume phrygien ouvert sur son ventre et sur son sexe, il porte au-dessus de sa tunique à longues manches, le kandys enroulé autour du cou. Une exceptionnelle statue en bronze des collections de la FGA représente probablement Alexandre Hélios, le jeune fils de Cléopâtre et de Marc Antoine, vêtu en Attis (fig. 5). Dieu d’origine anatolienne, son culte s’est développé à partir du III^e siècle avant notre ère, pour se diffuser largement à l’époque hellénistique et à l’époque impériale dans les provinces. La Gaule y fut particulièrement réceptive, jusque dans ses territoires les plus septentrionaux²Tassignon, « Les témoins des cultes romano-orientaux », p. 45-48..

Des Orientaux à l’irrésistible beauté

L’Orient a toujours fasciné le monde classique en lui fournissant les éléments les plus sulfureux du contingent des dieux et des casus belli avec la Grèce. Lorsqu’il vient frapper à la porte du palais thébain de Penthée, le beau Dionysos aux charmes enjôleurs dit venir du Tmôlos, en Lydie³Euripide, Bacchantes, v. 453-460. ; Anchise, « semblable par la beauté aux Immortels » faisait paître ses bœufs sur le mont Ida, quand il fut remarqué par Aphrodite. Que dire de Pâris, le fils du roi Priam de Troie, qui, avec l’aide d’Aphrodite, séduisit Hélène, prélude à la guerre interminable qui mit aux prises Grecs et Troyens ? Aux yeux des Grecs, les Orientaux ont une beauté fatale qui, dans le cas de Dionysos, est censée captiver aussi Aphrodite. Une beauté à laquelle même les dieux ne résistent pas.

L’autre caractéristique de plusieurs de ces séducteurs est d’être des bergers, parfois aussi des princes. Ainsi Anchise, ou encore Pâris, qui, bien que de sang royal, faisait paître ses troupeaux lorsque Hermès se présenta à lui. Quant à Attis, ce n’est pas un prince, mais l’incarnation du beau berger anatolien. Et ainsi que le disait la belle Hélène de Jacques Offenbach, sur le point de succomber, « C’est beau, un beau berger ! » …

Des séducteurs, qui, lorsqu’ils sont dieux, se servent de leur beauté pour séduire les mortels ou qui, lorsqu’ils sont hommes, subissent, par contrecoup, les ravages de la séduction qu’ils exercent, à leur insu, sur les dieux.

Les ailes d’Éros

La particularité de l’Attis de la FGA est d’être ailé. Même si les textes anciens n’en disent rien⁴Vermaseren, De Boer, « Attis », p. 22-44., ce trait résulte probablement de son rapprochement, voire de sa fusion avec Éros, l’un et l’autre pouvant être figurés sous les traits d’un enfant et étant en lien avec de « Grandes déesses ». Ce type iconographique semble être originaire d’Asie Mineure, peut-être d’Ionie⁵Graillot, Le culte de Cybèle, p. 377.. Un sarcophage romain du IV^e siècle orné du thème des Saisons, où Attis ailé prête ses traits à l’Hiver⁶Washington, Dumbarton Oaks Collection, inv. BZ.1936.65. (fig. 6) témoigne de ces superpositions multiples d’entités divines en lien avec l’au-delà. L’Attis ailé a donc une forte connotation funéraire.

Attis et la dompteuse de lions

Le mythe d’Attis varie sur de nombreux points. On le résumera en disant qu’il se déroule en Anatolie –en Phrygie ou en Lydie–, et qu’il met en scène une grande déesse, Cybèle (appelée aussi la Magna Mater, la Grande Mère), représentée comme une puissante dompteuse de lions (fig. 7), et un très jeune mortel, un beau berger, Attis. Celui-ci est aimé de la déesse ; un cas de figure bien connu et qui ne laisse rien présager de bon puisque les amours entre divinités et humains sont, pour les Anciens, contre nature.

Selon une version tardive du mythe, le jeune Attis promet à la déesse de lui rester fidèle, et, s’il se reniait, que l’amour qui l’aurait fait faillir soit le dernier. On devine la suite de la romance : un jour, il s’égare dans les bras de la nymphe Sangaris. Folle de jalousie, Cybèle tue la nymphe et suscite chez son jeune bien-aimé une folie funeste : « il va jusqu’à taillader son corps avec une pierre aiguë et traîne sa longue chevelure dans la poussière immonde ; sa voix s’élève : ‘Je l’ai mérité ; je paie de mon sang un châtiment mérité. Périssent les parties qui ont causé ma perte !’ »⁷Ovide, Fastes, IV, v. 223-245.. Attis s’émascule et meurt ; de son sang naissent des violettes⁸Arnobe, Adversus Nationes, V, 7..

Fin de l’histoire ? Non, car à partir de là, les versions du mythe divergent pour aboutir à un happy end tout relatif, mais qui fut, pour les Anciens, source d’espoir. La version lydienne raconte que de son sang naquit le pin, au feuillage toujours vert ; selon la tradition phrygienne, son corps ne se putréfia pas et conserva une certaine activité végétative⁹Lancellotti, Attis, p. 153.. La déesse accorda donc à son bien-aimé une forme de survie, tantôt en lui donnant l’apparence d’un arbre toujours vert, tantôt en préservant son corps de la putréfaction¹⁰Lancellotti, Attis, p. 161.. Ainsi, bien qu’humain, le bel Attis devint ainsi un dieu funéraire en accédant à l’héroïsation par amour pour une déesse¹¹Vermaseren, CCCA, IV, n° 226, n° 229..

Piliers, colonnes, semi colonnes

L’adossement du personnage à un support vertical, pilier, colonne ou semi colonne, est aussi intéressant. Adossé à un pilier libre, généralement de dimensions inférieures à celles de la semi colonne de la FGA, Attis est alors trapézophore, support de table ; les sites d’Herculanum et de Pompéi en ont livré plusieurs exemplaires¹²Vermaseren, CCCA, IV, n° 19, n° 30 ; n° 31 ; n° 36.. Cependant, dans ces cas, Attis n’est pas ailé et sa connotation funéraire n’est pas prédominante.

Ici, le sommet de la semi colonne, dont la partie supérieure s’avance en léger surplomb, présente une section semi ovale. Son pan de clivage vertical (fig. 3) montre qu’elle dut être engagée et appartenir à une construction plus importante.

Cyzique

Il existe un autre type de monuments, très proche du haut-relief de la FGA, attesté principalement en Asie Mineure, et précisément à Cyzique (actuelle Bandirma), ville de Mysie en Propontide¹³Vermaseren, De Boer, « Attis », p. 28, n° 104-106 (de Cyzique), n° 107-112 (autres sites micrasiatiques).. Cyzique fut, dans l’Antiquité, un important lieu de culte de Cybèle et d’Attis – leur sanctuaire est déjà mentionné par Hérodote¹⁴Hérodote, IV, 76 et Clément d’Alexandrie, Protreptique, II, 24, I ; Graillot, Le culte de Cybèle, p. 374-377. – ; il perdura jusqu’à l’époque impériale : ce Metrôon, « sanctuaire de la Grande Mère », sis sur le mont Dindymon, était particulièrement vénérable puisque, selon Strabon¹⁵Strabon, XII, 8, 11., il aurait été fondé par les Argonautes.

En 1917, le site archéologique et ses environs furent l’endroit où se rassemblèrent les troupes ottomanes qui, pour la construction de leur caserne, s’approvisionnèrent sur place en pierres ; c’est dans ce contexte que furent trouvés une statue d’Attis ailé adossé à une colonne et un chapiteau sculpté, qui devait être posé au sommet, aujourd’hui au Musée d’Istanbul. Les autres semi colonnes ornées d’un Attis « sorte de compromis entre le relief et la caryatide », ici presque toujours ailé, sculptés dans un marbre blanc d’Asie Mineure, en proviennent aussi très certainement¹⁶Picard, Macridy-Bey, « Attis », p. 449 ; Vermaseren, De Boer, « Attis », p. 28, n° 104-106 ; Vermaseren, CCCA, I, n° 281 (pl. LIX), n° 282 (pl. LX), n° 284 (pl. LX)..

Charles Picard et Théodore Macridy-Bey ont proposé de voir dans ces colonnes à l’Attis les décors de façade d’un portique attenant au Metrôon, peut-être d’un petit sanctuaire consacré à Attis, un Attideion¹⁷Picard, Macridy-Bey, « Attis », pass. ; Picard, « L’entrée de la salle absidiale », p. 142.. Parmi ces documents, l’un d’entre eux, conservé à la Ny Carlsberg Glyptotek de Copenhague, mentionné plus haut (fig. 8), présente des similitudes tout à fait étonnantes avec l’Attis de la FGA : même matériau, mêmes dimensions, même iconographie, même style¹⁸Vermaseren, CCCA, I, p. 92, n° 282. Ht : 1,43 m. Copenhague, Ny Carlsberg Glyptotek, inv. 715 (= Vermaseren, De Boer, « Attis », n° 105) : arachne.dainst.org/entity/1068537. Il est daté de la première moitié du II^e siècle de notre ère –époque d’Hadrien–, comme à peu près tous les autres exemplaires semblables. Un traitement similaire des draperies, notamment les plis qu’elles forment sur le ventre, ou des plis parallèles du col, le décor strié du bord des manches et les longs traits de ciseau formant des plis légèrement creux sur les bras, sont à ce point semblables que l’on peut penser que les deux œuvres ont été produites par un même artiste pour le même monument.

S’il reste inconsolable de son amour perdu, l’Attis triste de la FGA a ainsi retrouvé une famille, certes dispersée dans divers musées, et son site d’origine, le Metrôon de Cyzique : style, iconographie et matériau plaident en faveur de cette hypothèse.

Dr Isabelle Tassignon
Conservatrice de la collection Archéologie
Fondation Gandur pour l’Art, août 2022