octobre 2024 Art contemporain africain et de la diaspora
Protégeons la nature
de Lucie Kamswekera
« J’écris l’histoire du Congo en utilisant ces sacs. » Indignée autant que passionnée par la situation politique et environnementale du territoire qu’elle habite, à Goma, en République démocratique du Congo, Lucie Kamswekera brode pour exprimer sa colère et sensibiliser la population aux richesses de l’histoire et du contexte naturel environnant. Dans l’œuvre Protégeons la nature, les animaux, les volcans et les plantes rappellent l’importance et la diversité unique des écosystèmes de sa région mais également les différentes menaces qui planent autour de cette dernière.
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Lucie KAMSWEKERA (Goma, République démocratique du Congo, 1942)
Protégeons la nature
2022
Toiles en jute récupérées, recousues et brodées de fils de fils de laine de couleur
130 x 85 cm
FGA-ACAD-KAMSW-0005
Provenance
Atelier de l’artiste
Espace Texaf Bilembo, Kinshasa, 2022
Les broderies de la colère
Née en 1943 à Goma, capitale du Nord-Kivu où elle vit et travaille, Lucie Kamswekera est une figure de la scène artistique au Congo-Kinshasa. Ses sacs usés, patiemment récupérés dans les rues de Goma et brodés des histoires qui l’animent et l’indignent, sont devenus au cours des trente dernières années son support d’expression privilégié. « Si j’avais pu écrire un livre, je l’aurais fait sans hésiter »1, dit-elle sans mâcher ses mots mais brodant finalement les histoires qui l’animent et qu’elle fait revivre au public de Goma et du monde. Âgée de plus de 80 ans, initiée à la broderie depuis ses 7 ans – où à l’école elle est déjà attirée par la représentations animales et florales – elle dépeint les colonisateurs à machette, l’assassinat de Patrice Lumumba, les enlèvements dans la région du Nord-Kivu, mais aussi l’importance des ressources naturelles qui l’entourent et son attachement au territoire avec vivacité. Ses œuvres ont toujours pour premier public la population de Goma et de son quartier, puisque celle que les artistes de la région surnomment aussi Maman Lucie a pour habitude d’accrocher ses œuvres sur des supports devant sa maison, avant qu’elles ne rejoignent la scène artistique de Kinshasa, comme cela fut le cas pour la présente œuvre, exposée à l’espace Texaf Bilembo lors de la Congo Biennale en 2022 (fig. 1).
Dans l’œuvre Protégeons la nature, Lucie Kamswekera représente des animaux aussi spectaculaires qu’ancestraux dans la région et qui peuplent les imaginaires des enfants du monde entier : l’éléphant, la girafe, le crocodile, l’hippopotame, le pélican, le léopard, le gorille, et un dernier animal représenté en plein saut, le seul à ne pas être nommé à l’aide de lettres noires brodées (peut-être un okapi, le Congo étant le seul pays au monde où celui-ci vit à l’état sauvage2 , ou peut-être encore un céphale du Rwenzori). Quatre volcans sont également représentés sur cette toile, dont le Nyiragongo (fig. 2), situé dans les montagnes des Virunga – le parc national des Virunga abritant toutes les espèces précitées –, dont une phase éruptive s’est déclarée depuis mai 2021. Ce dernier a la particularité d’être formé d’un exceptionnel lac de lave et ses coulées sont parmi les plus rapides sur terre, faisant de lui l’un des volcans les plus dangereux du continent3 . La ville de Goma d’où vient et où vit Lucie Kamswekera, et ses 1,5 millions d’habitants se tient sur la pente de ce volcan qui menace tout l’environnement. Alors en signal d’alarme, Lucie Kamswekera le clame : « PROTEGEONS LA NATURE ». Les humains, dans la partie inférieure de la composition, sont bien sûr intégrés à cette dernière, mais l’artiste exprime son inquiétude concernant les activités éruptives – et peut-être également braconnières – qui menacent l’ensemble du vivant.
Si les formes déployées par l’artiste semblent simples et directes, la composition de ses œuvres est équilibrée par la justesse des proportions des éléments et leur répartition sur la toile. Tout tient ensemble dans ses œuvres, à l’image de la pratique de la broderie et du tissu dont l’entrelacement des fils donne corps à la matière. Les différents animaux, personnages, motifs floraux, bien que superposés les uns aux autres, donnent ce sentiment de lien entre des registres a priori différents (la faune, la flore, l’humain). Le tissage – du latin texere – assembler, composer, raconter, narrer – lie ainsi la forme et le fond.
« Reléguées depuis une éternité aux travaux d’aiguille quand les hommes avaient accès aux beaux-arts, les femmes ont fini par faire de cette malédiction une force. Et un art où elles règnent à peu près sans partage. Même quand Alighiero Boetti a osé s’en emparer dans les années 1970, c’était pour confier ses motifs (cartes, drapeaux, alphabets…) à des brodeuses afghanes », rappelle Charlotte Vannier, autrice de l’ouvrage De fil en aiguille autour de la pratique de la broderie dans l’art contemporain4 . « Alternant petites piqûres et longues caresses », ajoute-t-elle, « les artistes brodeuses s’émanciperont définitivement avec la révolution sexuelle et le mouvement de libération des femmes. Il suffit de voir Ghada Amer esquisser des scènes érotiques sur l’envers de ses ouvrages, Mona Hatoum broder un keffieh avec de longs cheveux noirs ou Letícia Parente se coudre un « Made in Brazil » à même la peau, pour comprendre qu’aucun retour en arrière n’est possible. La broderie sera fantasmatique – et politique – ou ne sera plus. »5
Broderies politiques
Loin d’une « domesticité bien apprivoisée »6 telle que la décrit la critique d’art et autrice Frédérique Joseph-Lowery, l’œuvre de Lucie Kamswekera traite également de la mort de Patrice Lumumba (fig. 3) – le premier ministre de RDC en 1960, assassiné dans d’atroces circonstances – de l’époque coloniale de la RDC (fig. 4), la construction et l’exploitation de ses chemins de fer aujourd’hui délaissés, mais aussi des problèmes de corruption (fig. 5) et d’enlèvement (fig. 6). Les cinq œuvres des collections de la Fondation Gandur pour l’Art représentent ainsi un ensemble dont le sérieux, la portée politique et la complexité des sujets contrastent avec la clarté dont fait preuve l’artiste dans leur représentation. Lucie Kamswekera s’inscrit ainsi dans une lignée de femmes qui « piquent sans caresser » les sujets auxquels elles se frottent. On pourrait citer dans cette même lignée Ghada Amer et ses portraits érotiques et pornographiques parfois dissimulés par les fils brouillant l’accès à ces corps offerts aux regards voyeurs, ou encore Joana Choumali et sa série Ça va aller faisant suite à l’attentat terroriste de Grand-Bassam, rendant hommage aux victimes par le calme et la méditation associée au tissage et par le geste de réparation associé aux points de suture.
C’est dans ce même sens que les gestes de broderie de Georgina Maxim (fig. 7) forment également ses œuvres sculpturales, engendrant le processus de guérison d’un deuil dont les plaies se referment point après point. Ou que Annette Messager s’arme de fil et d’aiguille pour piquer les lettres d’une série de proverbes misogynes : « Il faut craindre la femme et le tonnerre » peut-on lire, ou encore « le frottement polit le diamant et la femme ». Et Louise Bourgeois d’ajouter quant à elle, et également en lettre brodées : « Rouge est la couleur du sang. Rouge est la couleur de la douleur. Rouge est la couleur de la violence. Rouge est la couleur du danger. Rouge est la couleur de la honte. Rouge est la couleur de la jalousie. Rouge est la couleur des reproches. Rouge est la couleur des ressentiments. » Le tout au fil rouge sur des tissus blanc et avec subversion, au sens où l’entendait la critique Rozsika Parker, soit « lorsqu’elle [la broderie] est mise au service d’un discours féminin dénonçant la domination masculine »7 . Une dénonciation que Lucie Kamswekera travaille en creux, son œuvre étant traversée par une approche plus concentrée sur la représentation d’événements historiques et sociaux avec comme priorité leur accessibilité à toutes générations et les strates sociales de la population congolaise.
Olivia Fahmy
Conservatrice art contemporain africain et de la diaspora
Fondation Gandur pour l'Art, octobre 2024
Notes et références
- Archive du Journal Afrique, TV5 Monde, 21.02.2021, https://www.youtube.com/watch?v=muH2C4Va1zc (consulté le 8 août 2024)
- MARSH, Jenni, « Récit. En RD Congo, sauver le mythique okapi envers et contre tous » in Courrier International [source originale : CNN], 23.04.2019, [en ligne :] https://www.courrierinternational.com/article/recit-en-rd-congo-sauver-le-mythique-okapi-envers-et-contre-tous (consulté le 14 août 2024)
- ANDREWS, Robin George, « Le Nyiragongo, volcan le plus dangereux d’Afrique, est entré en éruption » in National Geographic, 26.05.2021, [en ligne :] https://www.nationalgeographic.fr/sciences/le-nyiragongo-volcan-le-plus-dangereux-dafrique-est-entre-en-eruption (consulté le 7 août 2024)
- NATAF, Natacha, « La broderie dans l’art contemporain. Talents aiguilles » in beaux-arts magazine, entretien avec Charlotte Vannier, 16.02.2023, [en ligne : ]https://www.beauxarts.com/grand-format/la-broderie-dans-lart-contemporain-talents-aiguilles/ (consulté le 14 août 2024)
- Ibid.
- Voir l’article de JOSEPH-LOWERY, Frédérique, « Broderie et art contemporain »in artpress, n°352, 2009, [en ligne :] https://www.artpress.com/wp-content/uploads/2014/12/3474.pdf (consulté le 7 août 2024)
- LAUVAUX, Léonie, « L’expression de la violence dans la broderie contemporaine », Les Cahiers de l’École du Louvre [En ligne], 15 | 2020, mis en ligne le 31 octobre 2020, consulté le 12 août 2024. URL : http://journals.openedition.org/cel/7816 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cel.7816
Bibliographie
Bibliographie
Journal Afrique, TV5 Monde, 21.02.2021, https://www.youtube.com/watch?v=muH2C4Va1zc (consulté le 8 août 2024)
ANDREWS, Robin George, « Le Nyiragongo, volcan le plus dangereux d’Afrique, est entré en éruption » in National Geographic, 26.05.2021, [en ligne :]
https://www.nationalgeographic.fr/sciences/le-nyiragongo-volcan-le-plus-dangereux-dafrique-est-entre-en-eruption (consulté le 7 août 2024)
BILLETER, Erika, « Quelques points lancés dans l’histoire de l’art moderne du textile », in Collection de l’association Pierre Pauli. Art textile contemporain, Lausanne : Musée des arts décoratifs de la Ville de Lausanne, 1983
KAZUNGU, Martha, “Georgina Maxim: When Patience Becomes Artistic Currency”, in Contemporary &, 02.05.2019 [en ligne:] https://www.sulger-buel-gallery.com/news/25-contemporary-and-c-features-georgina-maxim-when-patience-news/ (consulté le 23 juin 2023)
LEPERT, Mathilde, « Guérir point par point. Interview avec Georgina Maxim », in Le Journal des Rencontres AKAA, 2019, [en ligne :] https://issuu.com/akaafair/docs/pdf_planches/s/167867 (consulté le 23 juin 2023)
MARSH, Jenni, « Récit. En RD Congo, sauver le mythique okapi envers et contre tous » in Courrier International [source originale : CNN], 23.04.2019, [en ligne :] https://www.courrierinternational.com/article/recit-en-rd-congo-sauver-le-mythique-okapi-envers-et-contre-tous(consulté le 14 août 2024)
NATAF, Natacha, « La broderie dans l’art contemporain. Talents aiguilles » in beaux-arts magazine, entretien avec Charlotte Vannier, 16.02.2023, [en ligne : ]https://www.beauxarts.com/grand-format/la-broderie-dans-lart-contemporain-talents-aiguilles/ (consulté le 14 août 2024)
SABAU, Julie, « L’art textile », AWARE, 01.02.2018 [en ligne :] https://awarewomenartists.com/decouvrir/textile-art/ (consulté le 12 juillet 2023)