L'Œuvre du mois


novembre 2020 Ethnologie

L’art de l’armure à Kiribati

C’est de Kiribati, un archipel de Micronésie composé de trente-trois atolls et îles, dont les îles Gilbert, que provient cette impressionnante armure. Après le bois de Sophora toromiro de l’île de Pâques, voici un autre trésor de la nature, la fibre de cocotier, matériau principal dans lequel sont tissées ces armures. Des armures végétales ? Oui, car ce sont bel et bien des « fighting fibres », pour reprendre ici le titre d’un ouvrage qui leur a été récemment consacré. Depuis quelques années, l’une de ces armures fait partie de nos collections.

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Armure
Kiribati, milieu XIXe siècle après J.-C.
Fibres de coco, cheveux humains, bois de cocotier, feuilles de palmier, dents de requin
203 x 68 x 35 cm
FGA-ETH-OC-0042

Provenance

Ancienne collection du Musée des Missionnaires du Sacré-Cœur (Museum van de Missionarissen van het Heilig Hart), Borgerhout, Belgique, collecté à la fin du XIXe siècle
Puis Galerie Schoffel de Fabry, Paris
Acquis à la galerie Schoffel de Fabry, à Paris, le 19.02.2018

Une armure qui en jette et des armes qui déchirent

Désignée en gilbertien sous le nom de Bwai ni buoka, cette belle armure est composée de plusieurs éléments qui s’imbriquent les uns dans les autres, assurant au guerrier une protection intégrale (fig. 1). Il y a d’abord une cotte, formée d’un rugueux maillot de corps composé d’un pantalon à bretelles – qui évoque une « salopette » moderne –, renforcé parfois d’une bande ventrale, et d’un « haut » à longues manches. Au-dessus se pose une cuirasse rigide en forme de brassière (Te Otanga en gilbertien), bien serrée autour du buste par un lien en corde de coco, surmontée dans le dos d’une haute plaque. Celle-ci est maintenue en bonne place par deux bandes rattachées au plastron de la cuirasse. Cette plaque de sparterie protège le cou et l’arrière de la tête (fig. 2).

Fig. 1. © Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photographe : Thierry Ollivier
Fig. 2. © Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photographe : Thierry Ollivier

C’est le type de cuirasse le plus ancien et le plus fréquent, à côté du corselet sans protège-tête, qui peut parfois être ouvert sur le devant1. L’ensemble est en fibres de coco. L’armure se complète parfois de gantelets, hérissés de dents de requin. Quant au casque – absent de notre équipement –, il peut prendre plusieurs formes, dont la plus spectaculaire est le casque réalisé en peau de poisson porc-épic (Cyclichthys orbicularis, fig. 3 et 4)2.

Fig. 3. © The Trustees of the British Museum, inv. Oc1887,0201.54
Fig. 4. © divegallery.com
Fig. 5. © Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photographe : Thierry Ollivier

Une armure assez résistante, certes, mais un casque plus impressionnant que véritablement protecteur. Un équipement qui « en jette » plein les yeux et qui devait surprendre protagonistes et visiteurs, surtout lorsque les combattants brandissaient leurs armes. Des armes particulièrement ravageuses, – ici un sabre court (fig. 5) et une lance (fig. 6), hérissés de dents de requin –, qui, si l’on en croit les descriptions des premiers Européens, laissaient d’affreuses balafres au visage et sur les membres, malgré la protection de l’armure. Selon R. L. Stevenson, qui en 1889 fut l’hôte, à Abemama, du grand chef Tem Binoka, « les survivants de cette rude époque étaient tous défigurés par des cicatrices de coups de lance » 3.

Un OVNI

Ce type d’armure est né dans l’archipel des Gilbert et s’est ensuite diffusé, avec des variantes minimes, à Nauru et à Tuvalu. D’où vient-elle, cette armure qui apparut en ces terres perdues au milieu de l’océan, des terres chaudes où le combat se pratiquait généralement nu ? Elle y fait figure d’OVNI… sachant qu’elle ne semble pas avoir été très longtemps en usage, les premières d’entre elles datant du début du XIXe siècle, les dernières n’étant pas postérieures à 1890. Pour expliquer leur apparition, on a tantôt évoqué l’influence des armures de samouraïs, tantôt celle, plus vraisemblable, des armures européennes4.

Fig. 6. © Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photographe : Thierry Ollivier

Ces spectaculaires armures ne sont pas rares à proprement parler, mais peu d’entre elles sont aussi bien conservées que celle qui fait l’objet de ces lignes. On en dénombrait 189 éléments d’armures –dont 53 cuirasses – dans les musées de Grande-Bretagne5, sans compter celles des autres musées américains6, océaniens7 ou européens8 ou celles qui, comme la nôtre, dormaient ou dorment encore au fond d’un grenier, souvenir d’un aïeul parti en Micronésie9. Ainsi, l’auteur de L’Île au trésor avait-il lui aussi reçu en cadeau de Tem Binoka les corselets tressés de ses grand-père, père et oncle, tous de fieffés combattants10. Mais une fois les îles placées sous protectorat britannique et mises sous la coupe des missionnaires protestants et catholiques, les combats traditionnels cessèrent11.

Des héros homériques dans le Pacifique

Selon les témoignages des premiers missionnaires en poste aux Gilbert – comme les Missionnaires du Sacré-Cœur, qui ont collecté notre armure –, ces combats étaient très ritualisés. Ils ne sont pas sans évoquer, sous certains aspects, les combats homériques où les champions s’affrontaient en duel, en quête de gloire, en grand spectacle12. Aux Gilbert, on combattait pour la terre ou pour l’honneur, non sans avoir officiellement fait publicité de l’événement. Chic, on va en découdre ! Il va y avoir du spectacle ! Le sang va couler ! On s’en retournait alors au village faire des offrandes de noix de coco et de vin de palme à la déesse de la guerre Nei Teratabuki13 et préparer ses champions. Car revêtir une telle armure était assurément un privilège dont jouissaient seulement les jeunes hommes issus de familles de propriétaires terriens.

Au jour dit, avait lieu la rencontre des cortèges des deux parties, composés de femmes qui, en première ligne, s’invectivaient, suivies des champions des clans en armure, à la suite desquels venaient les auxiliaires, plus sommairement équipés d’armes courtes et d’armes de jet (fig. 7). Seuls les hommes en armure affrontaient leurs égaux, dans des combats ritualisés qui pouvaient prendre la forme de corps-à-corps. Ils étaient en effet aussi munis d’armes courtes, comme des dagues et des couteaux, hérissés de dents de requin ou d’épines de raie. Le haut dosseret de la cuirasse protégeait effectivement les champions des coups portés à l’arrière, ou des pierres lancées par les auxiliaires.

Si l’on en croit les missionnaires, le résultat de ces joutes – où la mort de l’adversaire n’était pas recherchée – étaient des entailles profondes et des cicatrices que l’on exhibait, sa vie durant, comme preuves de sa vaillance14.

Fig. 7. © Cambridge Museum of Archaeology and Anthropology, inv. P.4913.ACH1

Il y a tout ce qui se voit et tout ce qui ne se voit pas…

Et tout cela rend l’armure efficace ! D’après les récits de témoins, la fabrication d’une armure mettait en œuvre deux types de pratiques, l’une visible, l’autre invisible : un savoir-faire technique, consistant à choisir les meilleurs matériaux et à les mettre en œuvre, et des pratiques magiques incantatoires qui, à chaque étape de la fabrication de l’armure, la chargeaient de pouvoirs surnaturels. Et parfois certains de ces matériaux étaient, par leur nature-même, investis de pouvoirs surnaturels. Enfin, une telle armure ne se portait pas sans préparer un minimum sa peau : il fallait l’enduire d’huile de coco, puis la protéger des rugosités des nœuds par un bourrage de feuilles tendres de pandanus15. Ainsi équipés, les héros des îles Gilbert étaient prêts à partir au combat.

L’art de choisir les matériaux

Noix de coco

Comment fabriquer une armure, sans avoir recours au métal, en plein océan pacifique ? Sur des îles où les ressources naturelles sont comptées et se limitent à certaines espèces végétales et aux produits de la mer, cette impressionnante armure est, dans son ensemble et dans tous ses détails, un trésor de savoir-faire et d’ingéniosité. Il y a d’abord la fibre de coco qui enveloppe les noix. Pouvant atteindre 35 centimètres de long, la fibre est prélevée puis mise à rouir, des mois durant, dans de l’eau de mer. Après séchage, elle est filée par les femmes pour obtenir une corde extrêmement solide, le sennit. C’est le matériau de base de cette armure. Il y a ensuite les côtes des noix qui, juxtaposées et enveloppées de cordes tressées, renforcent le plastron et la dossière de la cuirasse, protégeant ainsi les organes vitaux.

Plus de 400 mètres de cordes seraient nécessaires à la fabrication d’une armure16 ; par ailleurs, si l’on admet qu’il faut 1000 noix pour extraire 10 kilos de fibres17, on peut estimer à près de 800 le nombre de noix nécessaires à tisser une armure complète, puisque la nôtre pèse plus de 8 kilos : une quantité substantielle de matière première qu’il fallait trouver et qui devait être rassemblée petit à petit. Dans des îles où la richesse était principalement foncière, avoir une armure, c’était aussi prouver qu’on disposait des matières premières pour la réaliser18.

Cheveux de femme

Il y a ensuite les cheveux humains qui, dans les cultures océaniennes, jouent un rôle important, tant décoratif que magique. Des cheveux de femmes, de longs et épais cheveux bruns, qui servent à rebroder des losanges marrons sur la cuirasse proprement dite, et à en souligner magiquement les bords. Les cheveux de femme, intriqués dans la sparterie, agrémentent aussi les armes de ces guerriers, lances, dagues, … soulignant de leurs tons bruns les rangées de dents blanches et bien aiguisées de requin19.

La cuirasse et sa dossière sont ici décorées de lignes verticales de losanges brun foncé, séparées par des barrettes horizontales. Dans le cas qui nous occupe, certains losanges sont pourvus d’une double nageoire caudale, qui les fait ressembler à des poissons ; dans d’autres cas, ces losanges évoquent plutôt une tortue ; une cuirasse du musée de Nottingham est ornée de V superposés20. Si la signification de ces dessins s’est complètement perdue, on pense qu’ils reflètent sans doute l’appartenance à un clan21.

Peaux de poissons, dents de requin et coquillages

Il y a enfin le monde marin et ses poissons. Le poisson porc-épic, dont la peau gonflée sert de casque au combattant, et la raie porc-épic dont la peau séchée, le galuchat, peut parfois consolider le plastron de la cuirasse, comme sur une exceptionnelle cuirasse du British Museum (fig. 8)22. Certaines cuirasses sont enjolivées de coquillages, principalement de cauris de type Ovula ovum, dont les Gilbertiens pensaient qu’ils abritaient des esprits protecteurs, voire encore de plumes. Enfin, le requin, un animal important dans l’imaginaire océanien, compte pour beaucoup dans la fabrication des armes. Redouté, mais fascinant, il pouvait faire figure d’ancêtre mythique. Si l’on en croit R. L. Stevenson, le grand chef Tem Binoka était fier de ses origines présumées : une légende faisait en effet de lui le descendant des amours d’un requin et d’une mortelle23.

C’est ainsi les mondes végétal, marin et humain qui unissaient leurs forces pour, chacun à leur manière, protéger leur héros.

Fig. 8. © The Trustees of the British Museum, inv. Oc1904,0621.29

L’art du nœud

Le nœud occupe, chez les Océaniens, une place importante dans l’imaginaire et dans l’art, qu’il soit art textile, art du corps ou sculpture. Le nœud, c’est d’abord une technique utilisée par les pêcheurs pour réaliser filets et nasses, qui leur servira à capturer leurs moyens de subsistance ; c’est aussi un élément décoratif omniprésent, qui abrite les esprits des ancêtres24 ; sa maîtrise technique était, en divers endroits d’Océanie, une incontestable source de prestige25.

Après avoir été filé par les femmes, le sennit est tissé par nouage à l’aide d’une solide aiguille en os de poisson. Ce tissage, qui nécessitait de longues heures de travail, était réalisé par les hommes, qui en conservaient jalousement, de père en fils, les techniques. Il s’agissait d’aligner des séries de nœuds très serrés, pour faire une toile protectrice. Cet art s’est perdu, avec la disparition, à la fin du XIXe siècle, de la tradition des combats, mais l’artiste gilbertienne Kaetaeta Watson le fait revivre et partage son savoir à travers des expériences d’ethnoarchéologie26.

Fig. 9. © Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photographe : Thierry Ollivier

À l’arrière de notre cuirasse, à la jonction entre le protège-tête et la cuirasse, un assemblage complexe formé de brins de paille, d’une torsade de sennit et d’une tresse de cheveux humains achève magiquement, par une série de nœuds, ce chef-d’œuvre (fig. 9). La fabrication puis la réparation de l’armure et des armes étaient l’occasion pour les sorciers d’y glisser des charmes, de les renforcer par des incantations27. Montrait-elle quelque faiblesse, permettant aux dents acérées de la lance de mordre la chair du belligérant ? On considérait que le fautif était le combattant, et non l’armure28.

La finesse du travail de sparterie, le caractère harmonieux et régulier des dessins ainsi que la régularité du tressage de la cotte, font de cette armure une œuvre majeure parmi les armures recensées aujourd’hui.

Dr Isabelle Tassignon

Conservatrice de la collection Archéologie

Fondation Gandur pour l’Art, novembre 2020

Notes et références

  1. Adams, Bence, Clark, Fighting Fibres p. 53-57.
  2. Adams, Bence, Clark, Fighting Fibres p. 62 pass. Les deux autres formes sont le casque tressé en fibres de coco, et la capuche en fibres de coco tressées.
  3. Stevenson, Dans les mers du Sud, p. 421.
  4. Massing, « In Arms and Armor », p. 46.
  5. Adams, Bence, Clark, Fighting Fibres, p. 53-54.
  6. Entre autres au Fairbanks Museum and Planetarium, à Saint Johnsbury, et à l’American Museum of Natural History de New York.
  7. Entre autres au Museum of New Zealand de Wellington.
  8. Entre autres au Museum Fünf Kontinente de Munich et au Musée Jacques Chirac, à Paris.
  9. Adams, Bence, Clark, Fighting Fibres, p. 53.
  10. Mentionné dans une lettre à Edward Livermore Burlingame : Massing, « In Arms and Armor », p. 48. Voir aussi la description que fait le chef Tem Binoka de ses ancêtres : Stevenson, Dans les mers du Sud, p. 422.
  11. Clark, in Océanie, p. 288, cat. 49.
  12. Sur les combats singuliers homériques : Létoublon, « Défi et combat dans l’Iliade », p. 42 sq.
  13. Massing, « In Arms and Armor », p. 48.
  14. Massing, « In Arms and Armor », pass.
  15. Massing, « In Arms and Armor », p. 45.
  16. Adams, Bence, Clark, Fighting Fibres, p. 100.
  17. http://www.fao.org/economic/futurefibres/fibres/coir/fr/.
  18. Clark, in Océanie, p. 288, cat. 49.
  19. Le Fur, Cheveux chéris, p. 200-201.
  20. Nottingham City Museum, inv. NCM 1987-1490 : Adams, Bence, Clark, Fighting Fibres, p. 57.
  21. Adams, Bence, Clark, Fighting Fibres, p. 57.
  22. Adams, Bence, Clark, Fighting Fibres, p. 58-59.
  23. Stevenson, Dans les mers du Sud, p. 420.
  24. Küchler, « Imaging the Body Politic », p. 218-219.
  25. Küchler, « Imaging the Body Politic », p. 217.
  26. Adams, Bence, Clark, Fighting Fibres, p. 136-137 ; https://maa.cam.ac.uk/the-island-warrior-coconut-fibre-armour-from-kiribati/ ; https://www.museums.cam.ac.uk/blog/2017/06/20/kiribati-weaving-workshop/.
  27. Massing, « In Arms and Armor », p. 48.
  28. Massing, « In Arms and Armor », p. 48.

Bibliographie

Adams, Julie, Bence, Polly, Clark, Alison (dir.), Fighting Fibres : Kiribati Armour and Museum Collections, Sidestone Press, Leyde, 2018 (Pacific Presences, 2).

Brunt, Peter, Thomas, Nicholas (dir.), Océanie [catalogue d’exposition Musée du quai Branly – Jacques Chirac, Paris 12.03 – 07.07.2020], Fonds Mercator, Bruxelles, 2018.

Küchler, Susanne, « Imaging the Body Politic : the Knot in Pacific Imagination », L’Homme 165, 2003, p. 205-222.

Le Fur, Yves (dir.), Cheveux chéris. Frivolités et trophées. Exposition au Musée du quai Branly du 18 septembre 2012 au 14 juillet 2013, Actes Sud, Paris, 2012.

Létoublon, Françoise, « Défi et combat dans l’Iliade », Revue des Études Grecques 96, 1983, p. 27-48.

Massing, Jean Michel, « In Arms and Armor : Battles in the Gilbert Islands (Kiribati) », Pacific Arts 1, 2006, p. 44-53.

Stevenson †, Robert Louis, In the South Seas, Charles Scribner’s Sons, New York, 1896. Traduction française Dans les mers du Sud, Union générale d’éditions, Paris, 1980.

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