septembre 2023 Art contemporain africain et de la diaspora
Dear Fesmeri and Mareni, the dress doesn’t fit III
de Georgina Maxim
La ténacité, un sens aiguisé de la composition et le soin sont parmi les qualités essentielles à l’exécution de l’oeuvre de Georgina Maxim. Elles se déploient dans toute leur force dans l’oeuvre Dear Fesmeri and Mareni, the dress doesn’t fit III, dont le titre file la métaphore épistolaire, ici adressée à la mère et la grand-mère de l’artiste. Les tissus, étoffes et dentelles que trouve Georgina Maxim dans les armoires ou débarras de ses proches – à l’origine, dans la garde-robe de sa grand-mère, Fesmeri – se muent en agiles sculptures et traduisent un récit familial et collectif prenant forme point après point, pli après pli. Le mouvement de la main, tenant l’aiguille et piquant entre les mailles, en devient le moyen d’expression privilégié1 . Une méthodologie de travail qui résiste au temps, à la surproduction, qui réemploie les matériaux portés par les êtres aimés avec justesse et parfois avec humour et qui aborde en creux des qualités historiquement associées – pour ne pas dire assignées – aux femmes.
Voir l'œuvre dans la collectionGeorgina Maxim (Harare, Zimbabwe, 1980)
Dear Fesmeri and Mareni, the dress doesn’t fit III
2022
Textile, technique mixte
116 x 60 x 10 cm
FGA-ACAD-MAXIM-0001
Provenance
Atelier de l’artiste
31 Project, Paris, 2022
Généalogies textiles
« J’ai voulu inventer une nouvelle façon d’honorer la mémoire de ma grand-mère.»2 Depuis qu’elle a hérité il y a 15 ans de la garde-robe de cette dernière, Georgina Maxim y puise une intarissable source d’inspiration donnant forme à plusieurs séries d’oeuvres textiles. Les vêtements liés à la présence et la physicalité de celles et ceux qui les ont portés sont ainsi, aux yeux de l’artiste, des récits ambulants qu’elle rassemble et lie les uns aux autres. Broderie, couture, tissages, crochet, découpage, assemblages, plis, points, ravivent le souvenir de « cette robe porte-bonheur » qu’une personne de son entourage portait, de ce « vêtement-compliment » qui lui allait si bien, ou de ce « doudou » qu’enfant elle trainait partout, et scelle leurs histoires par le fil.
De la perte d’un être cher, et de l’être qui incarne la généalogie et l’héritage féminins, Georgina Maxim referme les plaies, oeuvre après oeuvre, d’un deuil dont on prendrait soin chaque jour. « La guérison se matérialise pour moi », déclare-t-elle. Bien loin de la dimension superficielle souvent associée aux vêtements, c’est l’attachement aux matières comme véhicules du souvenir qui sont ici au coeur du dispositif. Le titre de l’oeuvre, Dear Fesmeri and Mareni, the dress doesn’t fit III [Chères Fesmeri et Mareni, la robe ne convient pas III] ouvre, telle une lettre, des mots qui s’adressent respectivement à la grand-mère et à la mère de l’artiste. « La robe ne convient pas » ou « ne me sied pas », regrette Georgina Maxim, sous-entendant le sentiment écrasant et l’incompréhension résultant de la condition féminine et de toutes les attentes générées par celle-ci. Cette robe devient ainsi le symbole des rôles que les femmes de sa lignée ont laissé derrière elles – de grand-mère, de mère, de soeur, d’épouse, de femme. Georgina Maxim a beau tenter de les porter, les tirer, les altérer, les transformer, « la robe ne lui convient pas » [the dress doesn’t fit] leur dit-elle, rejetant paradoxalement la condition féminine tout en usant de l’un de ses appareillages les plus répandus (les travaux domestiques qui s’incarnent ici dans la couture).
Trois petits points... de guérison
Georgina Maxim décrit sa pratique à travers trois manières de comprendre les points, qui donnent forme à ses œuvres : les points « de côté » (ceux qui apparaissent lorsque l’on a trop ri !) ; les points « de couture » (ceux que le geste de sa main exécute littéralement entre les matières) ; et les points « de suture » (ceux qui referment les plaies).
Chacun de ces points est partie intégrante de ses oeuvres, ces dernières l’ayant menée du rire à la couture et ayant soigné ses cicatrices au passage. Autant d’éléments qui évoquent les liens à une mère et une grand-mère bien-aimées, à la complicité, aux traces du deuil, mais aussi aux travaux domestiques que les femmes exécutent de génération en génération, à ces gestes de soin réservés aux femmes que les époques reproduisent, du moins en partie. Maxim n’a, de toute évidence, recours à aucune machine pour donner corps à ses oeuvres, le fil la guidant intuitivement d’un matériau à un autre.
Diplômée de l’Université de Bayreuth en Arts visuels et oraux africains, elle l’est aussi de l’Université de Chinhoyi en peinture et est entourée de peintres dans son quotidien – et notamment son partenaire et co-fondateur avec elle de l’espace d’art Unhu Village à Harare, Misheck Masamvu. Sa pratique passe tout autant par l’intelligence de la main que celle d’un peintre. Aucune utilité ne résulte des points de l’artiste, qui s’apparentent à des coups de pinceau sur une toile. Ses oeuvres ne peuvent d’ailleurs pas être portées comme des vêtements.
Féminismes et œuvres textiles : pratiques sur le fil
Si les arts textiles font « historiquement partie de la vie des femmes » comme l’affirmait déjà en 1976 la critique et historienne de l’art Aline Dallier-Popper3 , l’histoire plus large du matériau textile dans l’art contemporain regroupe aussi bien des travaux d’artistes tels que Sheila Hicks, héritière du modernisme du Bauhaus et praticienne d’un art textile puisant dans les techniques précolombiennes, que les oeuvres sculpturales de Magdalen Abakanowicz4 , qui aura fait du fil son moyen d’expression le plus percutant5 . Des « Woven Forms » [formes tissées] aux « Art Fabric[s] » [tissus d’art] en passant par le « Soft Art » [l’art doux/mou], l’histoire du glissement du textile de la sphère de l’artisanat vers celle de l’art accompagne les avant-gardes à partir de la fin du XIXe siècle, puis le décloisonnement des pratiques artistiques survenu dans les années 1960. Mais il correspond aussi à une présence accrue de femmes dans les expositions, bien décidées à mettre le pied dans la porte sans laisser celle-ci se refermer et portées par la vague féministe des années 1970 qui achève d’assoir la légitimité des tissus dans les espaces d’exposition contemporains.
L’association d’idées et de formes entre les femmes, les féminismes et les textiles dans l’art est ainsi le résultat d’un triple mouvement. Premièrement, les femmes donnent leurs lettres de noblesses à ces matériaux liés aux tâches domestiques qui font partie de leurs vies en les considérant comme des moyens légitimes d’expression. Georgina Maxim oeuvre d’ailleurs à valoriser les compétences relatives au travail des textiles, défiant la vision artisanale et de passe-temps associée à celle-ci. Deuxièmement, ces tâches ont été assignées aux femmes par le phénomène de séparation des rôles dans de multiples sociétés, laissant à celles-ci les travaux à effectuer au sein de la maison. Troisièmement, le monde de l’art et ses écoles de formation ouvraient difficilement, jusqu’au milieu du XXe siècle, leurs portes à des candidatures féminines. À titre d’exemple, le seul atelier du Bauhaus (école d’architecture et d’arts appliqués de renommée, fondée en 1919 à Weimar en Allemagne et pourtant conçue sur des principes d’égalité) ouvert aux femmes de façon illimitée était celui de textile6 . C’est au sein de celui-ci que Anni Albers (1899-1994), artiste allemande établie aux États-Unis dès 1933, a travaillé ces matériaux de façon approfondie et est souvent citée comme l’une des pionnières dans les arts visuels et l’utilisation de tissus.
C’est donc en équilibre sur un fil que ces pratiques traversent l’histoire de l’art et ses liens aux femmes et aux féminismes, tantôt perçues dans la condescendance, tantôt dans la complaisance et parfois traversées par des révolutions.
Les arts textiles de Harare à Lausanne
À l’occasion de sa première résidence internationale à l’Embassy of Foreign Artists en Suisse, Georgina Maxim fait une visite marquante à la Collection de l’Art Brut, à Lausanne. Elle est alors émue par la minutie avec laquelle la robe de mariée de Marguerite Sirvins (1890-1957) (fig. 2) est exécutée mais également par la manifestation physique de cet acte du mariage sans cesse repoussé par le travail titanesque demandé par le point de crochet et créé avec des aiguilles à coudre et du fil tiré dans des morceaux de draps usagés. Ceux que l’on nomme aujourd’hui noblement les arts textiles, qui furent à l’honneur de la Biennale de la Tapisserie de Lausanne, de 1962 à 19957 , ont laissé sur la cité suisse bien des marques tangibles faisant d’ailleurs l’objet d’un symposium en 2009 puis d’un ouvrage collectif intitulé Metatextile. Identity and History of a Contemporary Art Medium. Mais si les principales et principaux artistes représentés à l’occasion des 16 Biennales s’étant tenues à Lausanne sont essentiellement issus des continents européens et américains – dont une participation spectaculaire d’artistes polonaises, tenantes d’un renouveau du goût pour ces productions artistiques – seule Fatma Charfi M’Seddi est enregistrée comme représentante de la Tunisie dans l’édition de 19928 .
L’exemple d’Anni Albers – contrainte à ne fréquenter que l’atelier textile du Bauhaus – faisait ainsi intervenir la question du genre dans l’utilisation des matériaux textiles, tandis qu’une dimension intersectionnelle est relevée par plusieurs oeuvres, et notamment celles de Agnes Buys Yombwe9 , Ghada Amer ou encore Faith Ringgold. Artiste de Harlem pratiquant également la peinture, cette dernière se tourne vers les textiles pour ses « story quilts » [duvets ou édredons en histoires] car ceux-ci ont justement été associés au travail domestique, à l’oeuvre de femmes et à l’artisanat africain-américain, que pratiquaient d’ailleurs sa mère et sa grand-mère10 . L’historienne de l’art Alissa Auther note ainsi que « (..) l'exploration par Faith Ringgold du fossé entre l'art et l'artisanat a démontré que ces relations étaient influencées non seulement par le genre mais aussi par la race, élargissant ainsi la critique féministe de la hiérarchie esthétique au-delà de son lien avec la sphère domestique »11 . Les édredons de Ringgold sont ainsi devenus le lieu privilégié de la mémoire de la Harlem Renaissance et des violences interraciales aux États-Unis. La production textile liée au coton et à l’esclavage en Amérique étaient mutuellement dépendants, comme l’avance l’historienne Jessica Hemming.
Georgina Maxim poursuit la voie de la création par les arts textiles usant des qualités plastiques, physiques et de ces matériaux et appelant nos sens à imaginer le contact des matières et l’entrelacement des fils comme autant d’histoires qui se croisent et créent l’étoffe d’un récit commun.
Le contexte de la ville de Harare et l’expérience personnelle de Georgina Maxim en sont donc totalement éloignés, la mémoire ne passant pas par la nécessité de la représentation figurative et de personnages emblématiques, tels ceux de Ringgold pour la Harlem Renaissance. Georgina Maxim poursuit la voie de la création par les arts textiles usant des qualités plastiques, physiques et de ces matériaux et appelant nos sens à imaginer le contact des matières et l’entrelacement des fils comme autant d’histoires qui se croisent et créent l’étoffe d’un récit commun. Tel que l’avance la Professeure Stefania Caliandro au sujet de la création brésilienne dans les années 1960, Maxim développe elle aussi moins « un art du corps (body art) qu’un art des relations tissées par les corps »12 .
Olivia Fahmy
Conservatrice art contemporain africain et de la diaspora
Fondation Gandur pour l’Art, septembre 2023
Notes et références
- KAZUNGU, Martha, “Georgina Maxim: When Patience Becomes Artistic Currency”, in Contemporary &, 2 mai 2019, https://www.sulger-buel-gallery.com/news/25-contemporary-and-c-features-georgina-maxim-whenpatience-news/.
- LEPERT, Mathilde, « Guérir point par point. Interview avec Georgina Maxim », in Le Journal des Rencontres AKAA, 2019, [en ligne :] https://issuu.com/akaafair/docs/pdf_planches/s/167867 (consulté le 23.06.2023).
- Citée dans SABAU, Julie, « L’art textile », AWARE, 01.02.2018 [en ligne :] https://awarewomenartists.com/decouvrir/textile-art/ (consulté le 12.07.2023)
- D’ailleurs présentées en force au Musée Cantonal des beaux-arts de Lausanne au printemps 2023, exposition réalisée conjointement avec la Tate Modern, Londres.
- BILLETER, Erika, « Quelques points lancés dans l’histoire de l’art moderne du textile », in Collection de l’association Pierre Pauli. Art textile contemporain, Musée des arts décoratifs de la Ville de Lausanne, Lausanne, 1983, p. 9.
- GONNARD, Catherine, “Anni Albers” [notice], AWARE, 2013 [en ligne]: https://awarewomenartists.com/artiste/anni-albers/ (consulté le 2 août 2023).
- Voir notamment http://www.toms-pauli.ch/fondation/presentation/
- Selon le site Internet de la Ville de Lausanne « Le Centre international de la Tapisserie Ancienne et Moderne (CITAM), constitué à Lausanne en juin 1961, a eu pour objectif de saisir, de documenter et surtout de donner à voir, par l’organisation des Biennales internationales de la Tapisserie, la vitalité et la créativité de la tapisserie contemporaine. » Leur base de données est accessible en ligne : https://cindocwebinternet.lausanne.ch/cindocwebjsp/?bc=assistedquery&uid=citam&pwd=archives&pid=931&&archive=Citam.
- Voir notamment MULENGA, Andrew M., « Agnes Buya Yombwe », AWARE [en ligne :] https://awarewomenartists.com/artiste/agnes-buya-yombwe/ (consulté le 12.07.2023).
- Street Story Quilt, Faith Ringgold, American, 1985 [notice, en ligne] Metropolitan Museum New York, disponible https://www.metmuseum.org/art/collection/search/485416 (consulté le 04.07.2023).
- AUTHERS, Alissa, String, Felt, Thread: The Hierarchy of Art and Craft in American Art, Minneapolis, MN: University of Minnesota Press, 2010. p. 100, cité dans HEMMINGS, Jessica, “That’s Not Your Story: Faith Ringgold Publishing on Cloth”, in Parse, n° 11, 2020 [en ligne:] https://parsejournal.com/article/thats-notyour-story-faith-ringgold-publishing-on-cloth/#post-6705-endnote-ref-14 (consulté le 07.07.2023).
- CALIANDRO, Stefania, « De l’oeuvre d’art comme texte à la texture des oeuvres. Trames et parcours relationnels dans la création contemporaine brésilienne » in WEDDING, Tristan (ed.), Metatextile: Identity and History of a Contemporary Art Medium, Berlin : Edition Imorde, 2010, p. 87
Bibliographie
AUTHERS, Alissa, String, Felt, Thread: The Hierarchy of Art and Craft in American Art, Minneapolis, MN: University of Minnesota Press, 2010.
BILLETER, Erika, « Quelques points lancés dans l’histoire de l’art moderne du textile », in Collection de l’association Pierre Pauli. Art textile contemporain, Musée des arts décoratifs de la Ville de Lausanne, Lausanne, 1983, p. 9.
CALIANDRO, Stefania, « De l’oeuvre d’art comme textev à la texture des oeuvres. Trames et parcours relationnels dans la création contemporaine brésilienne » in WEDDING, Tristan (ed.), Metatextile : Identity and History of a Contemporary Art Medium, Berlin : Edition Imorde, 2010.
GONNARD, Catherine, “Anni Albers” [notice], AWARE, 2013 [en ligne]: https://awarewomenartists.com/artiste/anni-albers/ (consulté le 2 août 2023).
HEMMINGS, Jessica, “That’s Not Your Story: Faith Ringgold Publishing on Cloth”, in Parse, n° 11, 2020 [en ligne:] https://parsejournal.com/article/thats-not-your-story-faithringgoldpublishing-on-cloth/#post-6705-endnote-ref-14 (consulté le 07.07.2023).
KAZUNGU, Martha, “Georgina Maxim: When Patience Becomes Artistic Currency”, in Contemporary &, 02.05.2019 [en ligne:] https://www.sulger-buel-gallery.co/news/25- contemporary-and-c-features-georgina-maxim-when-patience-news/ (consulté le 23 juin 2023).
LEPERT, Mathilde, « Guérir point par point. Interview avec Georgina Maxim », in Le Journal des Rencontres AKAA, 2019, [en ligne :] https://issuu.com/akaafair/docs/pdf_planches/s/167867 (consulté le 23 juin 2023).
SABAU, Julie, « L’art textile », AWARE, 01.02.2018 [en ligne :] https://awarewomenartists.com/decouvrir/textile-art/ (consulté le 12 juillet 2023).
WEDDING, Tristan (ed.) et al., Metatextile : Identity and History of a Contemporary Art Medium, Berlin : Edition Imorde, 2010.
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Figurine féminine de fertilité
Nouvel Empire, 18e - 19e dynastie, vers 1550-1291 av. J.-C.
Figurine de fondation d’Ur-Namma
Mésopotamie, pays de Sumer, fin du IIIe millénaire avant J.-C.