L'Œuvre du mois


septembre 2022 Art contemporain africain et de la diaspora

The Telephone Call de Ian Mwesiga

C’est sur le banc d’une église et durant son enfance qu’une attention accrue aux détails visuels vient tout d’abord s’installer dans le regard du peintre Ian Mwesiga. “J'ai été attiré par ce que j'y ai vu dès mon plus jeune âge” explique-t-il à l’occasion d’un entretien. “J'étais fasciné par le processus de transformation de la deuxième à la troisième dimension.”1Ainsi, le peintre a-t-il non seulement senti germer en lui un sens accru de l’observation qu’il continue aujourd’hui à nourrir toile après toile, mais il a également développé son sens de la distribution de l’espace, et son intérêt pour la liturgie, les rites, les gestes qui l’accompagnent.

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Ian MWESIGA (Rukungiri, Ouganda, 1988)
The Telephone Call
2018
Huile sur toile
149 x 130 cm
FGA-ACAD-MWESI-0001

Provenance
Piasa, Paris, 14 novembre 2018, lot n° 124

© Ian Mwesiga © Crédit photographique : Fondation Gandur pour l'Art, Genève. Photographe : Lucas Olivet

Dans l’œuvre The Telephone Call, se déploie ainsi un intérieur soigné dont des éléments tels que la table, le téléviseur, mais également le tapis, les vêtements du personnage principal, les tapisseries et décorations murales nous transportent dans les années 1970. Une femme, représentée dans la partie gauche de l’œuvre, est assise sur un canapé. Tandis que son bras gauche est nonchalamment posé sur l’un des accoudoirs, son bras droit soutient le téléphone de couleur bleu clair porté à son oreille. Tout autour d’elle, une série d’images nous informe sur le contexte social et politique qui est le sien. Au centre du mur trônent deux photographies. La première évoque les portraits de studio qui ont essaimé dans l’Ouest et le centre du continent africain, et dont Malick Sidibé est devenu l’une des figures emblématiques – l’arrière-plan aux lignes verticales alternées entre blanc et noir rappelle indéniablement certaines de ses images et font ressortir singulièrement le corps de la jeune fille assise sur une chaise qui y est représenté. S’agit-il là d’une image de jeunesse de la femme maintenant assise dans son salon qui nous fait face ? De sa fille, sa nièce ?

Fig. 1 - © source : https://lensmagazine.net/malick-sidibe/
Fig. 2 - © Ian Mwesiga © Crédit photographique : Fondation Gandur pour l'Art, Genève. Photographe : Lucas Olivet (détail)

L’autre photographie, située à droite du tableau, semble quant à elle être un portrait de baptême ou de communion. Une jeune fille portant un vêtement blanc, à col haut, ses cheveux surmontés d’un voile lui aussi blanc, y figure. Enfin, sur la partie droite du mur qui nous est donnée à voir, une représentation de la vierge Marie vient compléter la série de tableaux accrochés au mur. Tandis que son regard semble se poser sur les deux photographies précédemment décrites, la Madone blanche vient orienter à son tour le regard de celui ou celle qui fait face à l’œuvre vers le centre de la composition, dans cet intérieur où ne figurent presque exclusivement que des femmes.

Sur la table du salon et tout autour du téléphone qui donne son titre à la toile qui nous occupe, une lampe à huile et un téléviseur viennent compléter la composition. Figée sur l’image du président à vie Idi Amin Dada, c’est la télévision qui vient nous informer sur la potentielle raison du coup de téléphone ou tout au moins sur le contexte plus précis de cette scène. Car là encore, il s’agit peut-être d’un coup – d’État cette fois-ci –, celui qui permit l’accession au pouvoir ou la destitution d’un homme d’État dont les méthodes se sont avérées extrêmement violentes. Des dizaines de milliers de personnes ont été massacrées durant les 8 années de son gouvernement2.

Fig. 3 - © Ian Mwesiga © Crédit photographique : Fondation Gandur pour l'Art, Genève. Photographe : Lucas Olivet (détail)

Pourtant, il est aujourd’hui considéré comme l’une des figures de l’anti-impérialisme en Ouganda, qui mena une politique indépendantiste avec stratégie. Illettré, n’ayant jamais reçu aucune éducation, le dictateur se fit une place de choix dans un régiment de l’armée coloniale britannique, qui le fit ensuite grader en le confortant d’ailleurs dans ses excès de violence. Mais que vient-il faire dans ce paisible intérieur ?

La scène que Ian Mwesiga nous donne à voir reconstitue une atmosphère, un décor et une histoire appartenant au passé qui informent le présent.

Limites temporelles et spatiales : représentation, mémoire et flou

« Nous devons apprendre de l’histoire et en assumer la totalité », souligne Ian Mwesiga. « Idi Amin convoque avec lui un passé sombre, c’était un mauvais homme, mais il fait partie de l’histoire et dans cette œuvre, il situe la scène »3. Bien que l’artiste fasse apparaître le militaire dans l’écran de télévision et suggère ainsi le déroulement de cette scène en Ouganda, les autres éléments de l’image sont volontairement présents pour brouiller les pistes. « Ce sont des objets que l’on retrouve dans toutes sortes d’intérieurs, du nord au sud de l’Afrique », ajoute-t-il, tant il est vrai que les représentations de la vierge Marie, mais également des broderies telle celle qui semble posée sur le canapé dépeint, sont des objets relativement communs à l’ensemble du continent. Si le peintre ne travaille pas d’après modèle, ou en reproduisant des intérieurs existants, c’est pour impliquer sa propre mémoire dans le processus de création de ses œuvres. « Ce sont des collages », dit-il, des juxtapositions d’éléments qu’il reconstitue d’après ses souvenirs et qui l’empêchent de tout contrôler. L’élaboration des œuvres devient ainsi plus intrigante à ses yeux.

La scène que Ian Mwesiga nous donne à voir reconstitue une atmosphère, un décor et une histoire appartenant au passé qui informent le présent. Dans cette œuvre et pour emprunter les mots du sociologue Stuart Hall, « le passé continue à nous parler. Mais il ne s'agit plus d'un "passé" simple, factuel, puisque notre rapport à lui est, comme celui de l'enfant à la mère, toujours-déjà "après la rupture". Il est construit à travers la mémoire, le fantasme, le récit et le mythe »4.

Représenter, agir et présenter encore

Ce que certains critiques ont qualifié de « réalisme »5 à l’œuvre dans cette toile permet une interrogation plus large sur le sens de la représentation. Le peintre emploie en partie les règles de perspective, crée des effets de profondeur et respecte les proportions entre les différents éléments sur la toile et le concept de la représentation est alors activé à plusieurs égards.

Représenter signifie à la fois qu’une image, une photographie ou, comme dans le cas présent, une peinture « présente, imite, dépeint » différents sujets ou objets, mais aussi qu'elle « présente quelque chose qui était déjà là », elle re-présente. La représentation désigne également une mécanisme politique lié à la gouvernance : représenter quelqu’un c’est agir en son nom et si possible dans l’intérêt de la personne qui désigne son représentant ou sa représentante. Dans l’œuvre de Ian Mwesiga, l’ensemble de ces définitions se déploie. La peinture The Telephone Call dépeint à la fois un intérieur de la classe moyenne-supérieure dans les années 1970, avec une jeune femme au téléphone comme protagoniste principale en même temps qu’elle re-présente des formes et des objets accumulés dans la mémoire de l’artiste – et qui sont suffisamment communs pour être reconnus – sur la toile que l’on observe. Enfin, c’est un chef d’État, le « président Ougandais » comme on peut le lire au bas du téléviseur, soit une personne dont la responsabilité est d’agir dans l’intérêt d’un peuple, qui apparait dans l’écran de télévision dépeint. Son irruption dans ce salon crée un lien direct entre espace public et privé, intime et politique, entre gouvernés et gouvernants. Peut-on pour autant considérer Idi Amin Dada comme un représentant ? Les transformations qui sont alors à l’œuvre dans les mouvements d’indépendance dès les années 1950 – moment empreint d’espoir et de promesses d’émancipation – prennent parfois des chemins tumultueux, comme ce fut le cas en Ouganda. C’est ainsi l’ambiguïté d’une situation entre aliénation et émancipation qui persiste. La présence d’Idi Amin Dada incarne cette ambivalence, qui s’illustre jusqu’à aujourd’hui sur le territoire dont il est question. « Comme a pu le souligner Stuart Hall, l'accès à la représentation, aussi imparfaite soit-elle, peut-être émancipatrice pour celles et ceux qui en sont privés, qu'il s'agisse d'ailleurs de représentation culturelle ou politique »6.

Dans l’élaboration de cette peinture, on peut penser que ce sont ainsi ces deux dimensions qui sont à l’œuvre : la représentation culturelle par le biais de tous les éléments, les signes rassemblés sur la toile et qui nous informent sur un passé toujours présent, de l’Ouganda dans son rapport plus large à l’Afrique ; en tension avec la (ou le manque de) représentation politique incarnée par l’image dans l’image de celui que l’on aurait sans doute tort de désigner comme un parfait représentant.

 

Olivia Fahmy
Conservatrice art contemporain africain et de la diaspora
Fondation Gandur pour l’Art, septembre 2022

Notes et références

  1. “I was drawn to picking what I saw there from a very early age (…). I was fascinated with the process of transforming the second dimension to the third.” Cité dans : ONG, Jyni, “A chat with the Kampala-based artist Ian Mwesiga and the imagining of his complex painterly worlds”, It’s Nice That [en ligne], 7 janvier 2021, disponible à l’adresse: https://www.itsnicethat.com/articles/ian-mwesiga-art-070121
  2. VOKES, Richard, “In and Out of Sight: The Afterlife of Official Photography from Idi Amin’s Uganda”, Kronos, 2020, n° 46, p. 53
  3. Entretien avec l’artiste mené le 10.08.2022
  4. “The past continues to speak to us. But this is no longer a simple, factual “past”, since our relation to it is, like the child’s relation to the mother, always-already “after the break”. It is always constructed thought memory, fantasy, narrative and myth” HALL, Stuart, “Cultural identity and cinematic representation”, Framework: The Journal of Cinema and Media, 1989, n° 36, p. 72.
  5. ONG, Jyni, “A chat with the Kampala-based artist Ian Mwesiga and the imagining of his complex painterly worlds”, op. cit.
  6. HALL, Stuart, « The Local and the Global : Globalization and Ethnicity », in Anthony D. King (ed.), Culture, Globalization and the World-System, Londres, Macmillan, 1991, p. 19-40, dont p. 34. Cité dans DUTOYA, Virginie, HAYAT, Samuel, « Prétendre représenter : la construction sociale de la représentation politique » in Revue française de science politique, Février 2016, Vol. 66, No. 1 (Février 2016), pp. 7-25

Bibliographie

DUTOYA, Virginie, HAYAT, Samuel, « Prétendre représenter : la construction sociale de la représentation politique », Revue française de science politique, Février 2016, vol. 66, n° 1, p. 7-25

HALL, Stuart, “Cultural identity and cinematic representation”, Framework: The Journal of Cinema and Media, 1989, n° 36, p. 68-81

ONG, Jyni, “A chat with the Kampala-based artist Ian Mwesiga and the imagining of his complex painterly worlds”, It’s Nice That [en ligne], 7 janvier 2021, disponible à l’adresse: https://www.itsnicethat.com/articles/ian-mwesiga-art-070121

VOKES, Richard, “In and Out of Sight: The Afterlife of Official Photography from Idi Amin’s Uganda”, Kronos, 2020, n° 46, p. 30-53

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