L'Œuvre du mois


juillet 2021 Beaux-arts

Polders enneigés d'Alfred Manessier

Appelé par le succès, Alfred Manessier réside quelques jours en Hollande pendant l’hiver 1955. Il est subjugué par la beauté et l’éblouissante clarté des paysages enneigés. Cette expérience, à la fois sensorielle et chromatique, bouleverse sa manière de peindre. Témoin de cette évolution, le tableau Polders enneigés, chef-d’œuvre de la Période Hollandaise (1955-1956), est exposé tout l’été à Genève dans le cadre intimiste de l’église Saint-Germain.

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Alfred MANESSIER
(Saint-Ouen, 1911 — Orléans, 1993)
Polders enneigés
1956
Huile sur toile
Signé et daté « Manessier 56 » en bas à gauche ; titré « Poldeer » au dos sur le châssis
200 x 150 cm
FGA-BA-MANES-0001

Provenance
Galerie de France, Paris, 1956
Collection particulière, France
Étude Ader-Picard-Tajan, Paris, 30 juin 1988, lot n° 632
Collection Maurice Coutot, Paris
Galerie Larock-Granoff, Paris
Collection particulière, France
Galerie Applicat-Prazan, Paris, 2007

L'expérience hollandaise

Alfred Manessier (1911-1993) est un homme du Nord. Le peintre est profondément attaché à sa Picardie natale qui lui inspire, enfant, ses premiers paysages. Ceux de la baie de Somme, en particulier, font partie de ses motifs de prédilection. Tous les étés, il arpente le littoral depuis sa maison de vacances au Crotoy. Il conçoit de ses pérégrinations estivales de nombreux paysages peints dans la veine non-figurative dont il est l’un des plus influents réformateurs au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Rapidement, l’écho de son talent franchit les frontières. Dès 1955, le Van Abbemuseum d’Eindohven, alors sous la direction d’Edy de Wilde, offre au peintre français le plus en vue du moment, sa première rétrospective1. À cette occasion, Alfred Manessier découvre les Pays-Bas en hiver2 : « Je connaissais bien sûr la Hollande et ses musées, ayant fait plusieurs voyages auparavant, mais je ne la connaissais pas au mois de février, c’est-à-dire au moment le plus froid. J’ai été saisi par la pureté de la lumière, la beauté de ces paysages blancs et son soleil pâle, et surtout de la vitalité de ses canaux et de ses ponts - la glace n’empêchant pas la vie. »3. Sous le charme de ce spectacle hivernal, le peintre s’en retourne à Paris ému et plein d’ardeur au travail. Dès son arrivée, il écrit à son hôte de Wilde : « Je sens comme un grand développement, un chant hollandais qui attendait en moi depuis longtemps. »4. Alfred Manessier est heureux car il éprouve la joie d’avoir trouvé en Hollande ce qu’il cherchait en baie de Somme depuis des années : une qualité de lumière tranchante, « noble comme l’éclat de l’argent »5 et capable de sculpter la nature à son image.

 

Nature en fête

De retour à l’atelier, Alfred Manessier compose d’après ses croquis et le souvenir de ses impressions colorées. Un an et demi plus tard, l’artiste dévoile à la Galerie de France le fruit de son expérience hollandaise, soit dix-huit peintures dont Polders enneigés et le tout aussi poétique Près d’Harlem. Les deux tableaux ont en commun ce même tapis de neige sur lequel se détachent des formes librement inspirées des ports, des canaux et des ponts : motifs emblématiques du paysage hollandais, tout comme les moulins à vent dont les ailes tournent pour drainer l’eau des polders.

Alfred Manessier, Près d'Harlem, 1956

Une vue aérienne de ces étendues artificielles de terre gagnées sur la mer montre à quel point Manessier s’écarte peu de la réalité topographique du terrain quand il conçoit Polders enneigés.

Pays-bas, Wormer, Polder sur le village et les terres agricoles. Vue aérienne

Avec son maillage de lignes verticales et horizontales, la composition peinte suit le tracé des canaux endiguant les polders. La couleur vient en renfort pour décrire les éléments du paysage : le bleu et le mauve pour les étiers et les bassins emplis d’eau de mer ; le brun, presque doré, pour les alignements de roseaux ; et l’orange pour les toits en tuiles des maisons et des bâtiments agricoles. Cette triade de couleurs dessine sur la blancheur des parcelles émergées la cartographie labyrinthique des polders enneigés. Ils sont représentés en autant d’aplats blancs dont les nuances nacrées réfléchissent la lumière interne du tableau. Celle-ci est si vive qu’elle irise le contour des formes, reproduisant de cette manière « l’éclat de la neige au contact du soleil »6. Ce détail réaliste n’est pas antinomique avec l’effort de synthèse déployé ailleurs par le peintre. La même exigence de clarté s’observe dans Printemps proche, œuvre aux dimensions analogues, mais de format horizontal.

Alfred Manessier, Printemps proche, 1956

Ce renversement du sens de lecture - sans incidence sur la compréhension du motif principal - montre comment le paysage dépeint s’est affranchi du réel sans trahir son sujet. Dès lors, Manessier peut décliner à l’infini la grille abstraite de ses polders qu’il éclaire d’une lumière plus ou moins froide ou chaude selon les variations saisonnières. Dans Printemps proche, le blanc manteau de l’hiver s’est rétréci, cédant la place au vert tendre des jeunes pousses et au jaune vif des premiers plants de colza qui longent les canaux. Avec sa sensibilité toute impressionniste, le « dernier Monet »7 fête le réveil de la nature et partage sa joie de peindre l’alternance des saisons.

Manessier prouve qu’une peinture non-figurative ne renonçant pas totalement à la représentation est possible.

Architecture de lumière

Ce lien avec l’impressionnisme inscrit l’art d’Alfred Manessier dans une « tradition avant-gardiste » de la peinture de paysage. Son talent est d’être parvenu à façonner cet oxymore pictural en exploitant l’espace de liberté entre figuration et abstraction. Entre ces deux pôles, que beaucoup considèrent après-guerre comme antithétiques, Manessier prouve qu’une peinture non-figurative ne renonçant pas totalement à la représentation est possible. Comme l’explique Jean-Paul Ameline : « Si le réel est capturé dans le tableau, c’est donc à l’intérieur d’un ensemble de ‘‘lignes de force ’’ qui unifie les objets avec l’espace qui les enveloppe et se trouve traduit en équivalences colorées suggérant la profondeur. »8 Cette manière de composer, Alfred Manessier l’expérimente en peinture avant de la transposer dans l’art du vitrail. Ses premiers essais en la matière remontent à 19489. Manessier est alors le tout premier artiste à créer des verrières non-figuratives pour un édifice religieux. Celles qu’il conçoit en 1957 pour la chapelle d’Hem, près de Roubaix, évoque sensiblement l’architecture de lumière des polders.

Vitraux de la Chapelle Sainte-Thérèse-de-l’Enfant-Jésus-et-de-la-Sainte-Face à Hem (Alfred Manessier, 1957)

Le béton, qui a remplacé les traditionnels plombs des vitraux, serpente entre les verres colorés comme l’eau de mer entre les canaux hollandais. Quant à la lumière, elle traverse la matière avec le même éclat que celui de la neige au soleil. En somme, l’inspiration chez Manessier, qu’elle soit profane ou religieuse, importe peu. L’essentiel pour l’artiste est de réussir à donner un équivalent plastique à tout ce qu’il voit ou perçoit, de la lumière d’un paysage à l’expression du sentiment religieux.

Bertrand Dumas
Conservateur de la collection beaux-arts
Genève, juillet 2021

Notes et références

  1. Manessier, Eindohven, Stedelijk Van Abbemuseum, 26.02 – 10.04.1955
  2. Le premier de ses séjours aux Pays-Bas, et sans doute le plus marquant, remonte à 1932, quand étudiant en architecture à l’ École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris, son professeur Jean-Baptiste Mathon (1893-1971) l’emmène, avec ses camarades, visiter la ville d’Hilversum. Celle-ci vient d’inaugurer son nouvel Hôtel-de-ville, bâtiment de style moderniste de l’architecte néerlandais Willem Marius Dudok (1884 -1974).
  3. Extrait de la réponse d’Alfred Manessier datée du 11 janvier 1967 à une lettre de Pierre Quarré, conservateur en chef du Musée des Beaux-arts de Dijon datée du 23 décembre 1966. Correspondance publiée in WASSENAAR, Steven, Manessier et les Pays-Bas, Entre paysages et expérimentations, peintres et influences, mémoire de maîtrise, Université François Rabelais, Tours, 1997, tome 1, annexe V, p. 151.
  4. DE WILDE, Edy L.L., Manessier 1955-1956. La Hollande, catalogue d’exposition [Paris, Galerie de France, 05.06 – 12.07.1956], Paris, Galerie de France, 1956, n. p.
  5. Ibid.
  6. BARITEAU, Anne, in Les Sujets de l'abstraction. Peinture non-figurative de la seconde école de Paris, 1946-1962. 101 Chefs-d'œuvre de la Fondation Gandur pour l'Art, catalogue d'exposition [Genève, Musée Rath, 06.05 – 14.08.2011 ; Montpellier, Musée Fabre, 03.12.2011 – 18.03.2012], Milan, 5 Continents Editions, 2011, cat.81, p. 240.
  7. ENCREVÉ, Pierre, Manessier, Pierre Encrevé : textes et entretiens, Paris, Somogy ; Abbeville, Musée Boucher-de-Perthes, 2013, p. 29.
  8. AMELINE, Jean-Paul, « Non-figuration, abstraction lyrique, informel, tachisme : émergence d’une abstraction non géométrique à Paris (1945-1960) » , in Les Sujets de l'abstraction, op. cit., p. 39.
  9. Vitraux pour l’église Saint-Michel située aux Bréseux, dans le Doubs, 1948-1950.

Bibliographie

AMANN, Armand ; DUMAS, Pierre, Couleurs de neige, catalogue d'exposition [Chambéry, Musée Savoisien, 17.01 – 29.03.1992], Genève, Éditions d'art Albert Skira, 1992, cité p. 102 et 103, repr. coul. p. 103

BIARD, Bernard, Manessier, une peinture proche de la musique, Genève, Georges Naef, 2012, cité p. 46, repr. coul. p. 49, fig. 32

CEYSSON, Bernard ; LHÔTE, Jean-Marie ; MANESSIER, Christine, Manessier. Lumières du Nord, Roubaix, La Renaissance du livre, 2000, repr. coul. p. 79

CEYSSON, Bernard ; MÂCHE, François-Bernard ; JACCOTTET, Philippe, Manessier & le paysage, peintures 1945-1985, catalogue d'exposition [Issoire, Centre culturel Nicolas Pomel, 01.07 – 30.09.1989], Issoire, Association Art Contemporain, 1989, repr. coul. n. p., n° 11

CHASSEY, Éric de (dir.) ; NOTTER, Éveline (dir.) ; MOECKLI, Justine et al., Les Sujets de l'abstraction. Peinture non-figurative de la seconde école de Paris, 1946-1962. 101 Chefs-d'œuvre de la Fondation Gandur pour l'Art, catalogue d'exposition [Genève, Musée Rath, 06.05 – 14.08.2011 ; Montpellier, Musée Fabre, 03.12.2011 – 18.03.2012], Milan, 5 Continents Editions, 2011, cité p. 240, repr. coul. p. [241] et p. 302, n° 81

DE WILDE, Edy L.L., Manessier 1955-1956. La Hollande, Paris, Galerie de France, 1956, listé, repr. coul. n. p., n° 1

HODIN, Joseph-Paul, Alfred Manessier, Adams & Dart, Bath, 1972, repr. coul. p. 61 et n/b p. 89

HODIN, Joseph-Paul, Alfred Manessier, Neuchâtel, Éditions Ides et Calendes, 1972, cité p. 70, repr. coul. p. 162

HODIN, Joseph-Paul, Alfred Manessier, Neuchâtel, Éditions Ides et Calendes, 1996, cité p. 98, repr. coul. p. 95

SADEKOVA, Souria (dir.), Восточный джаз / East West Jazz, catalogue d'exposition [Moscou, The Puskin State Museum of Fine Art, 30.09 – 14.11.2019], Moscou, The Puskin State Museum of Fine Art, 2019, listé p. [219], repr. coul. p. 193 coul. p. [181] et 74-[75] sur livret (détail), n° 2.43

WASSENAAR, Steven, Manessier et les Pays-Bas, Entre paysages et expérimentations, peintres et influences, mémoire de maîtrise, Tours, Université François Rabelais, 1997, cité p. 45-46 et 168-169, listé p. 181 (tome 1), repr. coul. p. 26 (tome 2), n° 67

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