L'Œuvre du mois


février 2023 Art contemporain africain et de la diaspora

Model 2 de la série #0047bb de Jamal Nxedlana

Des corps aux poses sculpturales, mêlés à des objets symboles de la consommation de masse : tels sont les éléments mis en scène par Jamal Nxedlana dans sa série intitulée #0047bb. Celle-ci tire son nom du code hexadécimal de la couleur cyan-bleu qui compose le fond des scènes immortalisées. Les images dénotent un regard méticuleux sur le design industriel et une connaissance approfondie de la photographie et de la mode, mais aussi de la photographie de mode, celle qui sait mettre en valeur les modèles noirs.

Jamal Nxedlana (Durban, Afrique du Sud, 1985)
Model 2 de la série #0047bb
2022
Photographie, impression jet d'encre pigmentaire
Édition de 6 exemplaires et 2 épreuves d’artiste
Exemplaire 1/6
100 x 66,67 cm
FGA-ACAD-NXEDL-0002

Provenance

Atelier de l’artiste
Galerie Foreign Agent, Lausanne, 2023

 

© Jamal Nxedlana
© Jamal Nxedlana

Matières entremêlées

L’œuvre Model 2 de Jamal Nxedlana montre deux corps, l’un assis sur une chaise de plastique blanc – cette chaise qu’on retrouve sur les terrasses improvisées de (presque) toutes les villes d’Afrique –, l’autre posé avec légèreté sur le genou du premier. Les quatre pieds de la chaise sur laquelle leurs corps se superposent viennent souligner leurs quatre pieds humains, tous nécessaires à l’équilibre de cette composition. Une deuxième chaise s’ajoute à cet ensemble, tenue en l’air par les mains et les bras des deux personnages, et semble se mêler à leurs corps, formant un agrégat de plastique et de chair, la lumière créant un contraste à leur surface. La chaise repose sur leur corps, leurs bras servant à la fois à maintenir la forme sculpturale finale en place.

 

Dans un article intitulé « plastiglomerate », la chercheuse Kirsty Robertson souligne la façon dont les humains et le plastique ont aujourd’hui un destin à jamais lié. « […] le plastiglomérat [un conglomérat de sable et de plastique dont toutes les plages du monde sont aujourd’hui composées1 ] unit, par indexation, l'humain aux courants de l’eau, à la décomposition de la pierre en sable et des fossiles en pétrole au cours des millénaires, au substrat rapide de ce pétrole en carburant, et au raffinage de ce carburant en polycarbones – en plastique, en déchets. […] [Le plastiglomérat] montre l'inséparabilité ontologique de toute matière […] » 2. Cette inséparabilité s’illustre dans l’œuvre Model 2, en montrant des corps entremêlés au matériau plastique, bien qu’encore visiblement distincts. La composition met en parallèle l’objet et les corps humains.

C’est cependant une attention particulière pour le design industriel et ses codes qui inspire à l’artiste cette série, dont le titre évoque précisément un référencement méthodique à la couleur et ses codes standardisés. Les œuvres de Jamal Nxedlana, numérotées et triées, portent toutes le nom de Model, en écho à la façon dont certains designers intitulent par exemple la production d’objets – notamment des chaises – en séries. Ses models, dont il devient dès lors difficile de déterminer s’ils définissent des modèles humains ou des objets, évoquent sérialité, répétition, produits de masse, et ne clament pas l’individualité de leur sujet, au contraire. Les corps humains mettent ici en valeur les objets, pendant que ces mêmes objets renvoient à l’organisation actuelle du monde et à une économie mondiale dont l’équilibre est tout aussi factice que celui des corps mis en scène dans les images.

De l’afrofuturisme à l’afrosurréalisme

Loin du fantasme d’un présent ou d’un futur exempts de toute aliénation et d’une dissociation entre l’humanité et son environnement, Jamal Nxedlana introduit dans sa série #0047bb une forme de réalisme quant à l’être et au devenir de l’espèce humaine. À la différence de l’afrofuturisme,
« mouvement littéraire, esthétique et culturel qui émerge dans la diaspora au cours de la deuxième moitié du XXe siècle [et qui] combine science-fiction, techno-culture, réalisme magique et cosmologies non-européennes »3, selon le penseur Achille Mbembe, Nxedlana identifie sa pratique comme un afrosurréalisme. Il ne s’agit pas de l’humain dont, selon Mbembe, « on ne saurait […] parler qu’au futur et toujours couplé à l’objet, désormais son double »4. Malgré les apparences, les entités – corps chimiques, humains et plastiques – paraissent encore ici séparés, sans que leur porosité soit pour autant niée. Si nos corps contiennent aujourd’hui du plastique, que nous ingérons notamment dans l’eau, notre transformation ne s’opère néanmoins pas selon les modalités des personnages des romans d’Octavia Butler, figure de proue de la littérature qualifiée d’afrofuturiste, dans lesquels sont à l’œuvre des métamorphoses fantastiques entre humains et animaux. Au contraire, le récit fantastique a laissé place au réalisme, et davantage au surréalisme. L’écrivain Amiri Baraka a défini dans les années 1970 cet afrosurréalisme (qu’il appelle alors « expressionisme afro-surréel ») comme « la capacité de créer un monde qui bien qu’entièrement différent est organiquement lié à celui-ci… l’esthétique Noire [Black aesthetic] dans sa dimension contemporaine, sa vie vécue »5. Jamal Nxedlana place ainsi les regardeuses et regardeurs de ses photographies face à des corps, humblement vêtus de sous-vêtements blancs et aux prises avec des objets de la vie courante qui pourraient sembler anodins, banals. Mais il les intègre dans les codes du design industriel, nous faisant presque oublier que notre engagement à ses images devient similaire à celui que nous aurions pour de purs produits de consommation.

Fig. 1 © Jamal Nxedlana

Pourtant, ni les chaises, ni les textiles (fig. 1), ni les cadres photographiques (fig. 2) qui cachent en partie ces corps et les rendent anonymes et génériques, ne sont banals ou banalisés. Nxedlana souligne non seulement la façon dont tous ces éléments sont intrinsèquement liés aux corps humains, à leur protection, leur support, leur mémoire, en même temps qu’il les met en évidence comme les reliques plastiques des problématiques sociales héritées des colonialismes successifs en Afrique du Sud. Les chaises rappellent les structures et le mobilier présents dans les quartiers populaires, et ainsi leur obsolescence ; les t-shirts renvoient aux cycles de la mode, aux vêtements chinois bon marché directement écoulés dans les centres urbains d’Afrique, mais aussi plus lointainement aux habits européens de seconde main, envoyés par cargos entiers vers le continent et déversés sur les marchés africains.

 

Le cadre photographique vide, support futur de quatre images qui viendront lui donner son sens, évoque la mémoire des êtres chers. Tout comme les chaises monobloc, il symbolise cependant la production de masse et sa propension à supprimer la dynamique des objets et des corps. « Cette production aplatit le vécu et rend les interactions moins dynamiques, moins vitales et moins personnelles... » 6, ajoute Nxedlana. Si le réalisme désignait une tendance littéraire et artistique privilégiant la représentation « exacte» de la nature, des hommes, de la société, le préfixe « sur- » ajoute au réalisme un pas de recul ou de côté. Au-delà du monde sensible et surtout visible, comment donc observer le réel ?

Fig. 2 © Jamal NXEDLANA
Fig. 3 © Jamal Nxedlana, courtesy de l’artiste

Portraits contemporains des vies des Noirs

Jamal Nxedlana est né en 1985 à Durban et a ainsi grandi dans l’Afrique du Sud des années 1980 et 1990, celles qui précèdent et voient se mettre en place la fin du régime de l’Apartheid. Pour autant, l’année 1991 n’abroge pas l’omniprésence des corps blancs dans les représentations publiques et notamment dans la publicité, tandis que la population compte une écrasante majorité de personnes noires. «C’est quelque chose que j’ai toujours voulu rectifier », confie-t-il.7 C’est dans le contexte de ces tensions et contradictions notoires que Nxedlana s’oriente vers les pratiques artistiques, tandis qu’une génération de créateurs et créatrices émergents partagent une attention commune autour des violents décalages expérimentés dans la société.

 

Et c’est notamment au Small Street Mall de Johannesbourg – dont un rédacteur mode estime quil s’agit du paradis du shopping de la classe travailleuse de Johannesburg, où « la mode chinoise cheap va être ressuscitée dans les fontaines illimitées de la jeunesse noire pauvre »8 –, que l’artiste s’approvisionne pour ses shootings et notamment pour sa collaboration avec les artistes du groupe FAKA (fig. 3). « Je m'approvisionne à Small Street lorsque je développe des personnages et que je m'intéresse à l'exploration et à la navigation de l'identité et, bien sûr, à la société et à la culture », explique-t-il. Les vêtements et tout ce qu’ils traduisent d’un marché globalisé, des usines de grande distribution chinoises bon marché au luxe des podiums de la Fashion Week parisienne en passant par les boutiques et marchés aux puces de seconde et troisième main sont également mis en perspective dans ses images. «Pour la plupart de mes travaux (les séries telles que Dangerous Body, Third Body et #0047bb), je m'approvisionne chez Dunusa, où sont vendus tous les vêtements de seconde main provenant de l'Ouest, ajoute-t-il. Beaucoup de vêtements sont donnés par l'Europe, l'Amérique et le Canada, essentiellement par l'Occident. Pour moi, ils sont jetés ici, ce sont des déchets. Donc, utiliser ces vêtements, c'est aussi parler de certaines de ces politiques et de certaines des relations que nous avons avec l'Occident, mais aussi de la façon dont nous créons à partir d'elles. »9

Fig. 4 © Jamal Nxedlana, courtesy de l’artiste
Fig. 5 © Jamal Nxedlana, courtesy de l’artiste

L’artiste travaille dans et avec l’univers de la mode, faisant poser de nombreux modèles noirs. Or la technique de la photographie, développée par des techniciens européens blancs avec des modèles blancs, contient au cœur même de ses réglages de nombreux biais. Si le noir absorbe plus de lumière que le blanc et les teintes claires, ce sont néanmoins bien les peaux blanches qui ont servi de « standard » privilégié pour les réglages. « En considérant la peau claire comme la norme et les autres teintes de peau comme nécessitant des soins correctifs particuliers, la photographie a modifié notre façon d'interagir les uns avec les autres sans que nous ne nous en rendions compte »10, explique la chercheuse Sara Lewis dans un article intitulé Les biais raciaux de la photographie, publié notamment dans le New York Times en 2019. Dans les photographies de Nxedlana, en revanche, le travail et l’attention particulières portés aux peaux noires rendent compte des détails et des contrastes de la carnation, de la complexité et de la plasticité de son rendu, faisant de la réification de la race une question de société des plus urgentes.

 

Notes et références

  1. « Human action on the beach had created what Corcoran and Jazvac named “plastiglomerate,” a sand-and-plastic conglomerate. Molten plastic had also in-filled many of the vesicles in the volcanic rock, becoming part of the land that would eventually be eroded back into sand. » ROBERTSON, Kirsty, « Plastiglomerate », e-flux Journal, Décembre 2016, n° 78 [en ligne :] https://www.e-flux.com/journal/78/82878/plastiglomerate/ (consulté le 10 décembre 2022) traduction de l’auteure.
  2. « (…) plastiglomerate indexically unites the human with the currents of water; with the breaking down, over millennia, of stone into sand and fossils into oil; with the quick substration of that oil into fuel; and with the refining of that fuel into polycarbons—into plastic, into garbage. From the primordial muck, to the ocean, to the beach, and back to land, plastiglomerate is an uncanny material marker. It shows the ontological inseparability of all matter, from the micro to the macro. » Ibid., traduction de l’auteure.
  3. MBEMBE, Achille, « Afrofuturisme et devenir-nègre du monde » in Politique Africaine, 2014/4, n° 136, p. 125, p. 121-133
  4. Ibid., p. 126
  5. « (…) Amiri Baraka puts forth a term for what he describes as Dumas’s skill at creating an entirely different world organically connected to this one… the Black aesthetic in its actual contemporary and lived life. » Introduction au livre Ark of Bones and Other Stories, Henry Dumas, 1974, par Amiri Baraka, cité dans MILLER, D. Scot, « [Document] Afrosurreal Manifesto: Black Is the New black – a 21st Century Manifesto », Black Camera, Vol. 5, n° 1 (automne 2013), p. 114 (traduction de l’auteure).
  6. Entretien avec Jamal Nxedlana, Janvier 2023.
  7. SMYTH, Diane, « The New Black Vanguard: Photography between Art and Fashion », 1854, 05.12.2019 [en ligne:] https://www.1854.photography/2019/12/the-new-black-vanguard/ (consulté le 20 janvier 2023), traduction de l’auteure.
  8. « Nxedlana bought outfits with FAKA the day before at Small Street Mall, Johannesburg’s working-class shopping haven where cheap Chinese fashion goes to be resurrected in the limitless fountain of poor black youth. » BONGELA, Milisuthando, « FAKA by Jamal Nxedlana », Aperture, été 2019, n° 235, p. 108
  9. « A lot of the clothing is donated from Europe, America and Canada, essentially from the West. For me, they’re being dumped here essentially, it’s waste. So, using this clothing, also speaks to some of those politics and some of the relationships that we have with the West. But also, how we can take these things and create beautiful things out of them. » EMBLING, Damon, « Meet Jamal Nxedlana – the South African artist using creativity to bring down barriers », euronews.culture, 28.10.2022 [en ligne:] https://www.euronews.com/culture/2022/10/27/meet-jamal-nxedlana-the-south-african-artist-using-creativity-to-bring-down-barriers(consulté le 20 janvier 2023) traduction de l’auteure.
  10. « By categorizing light skin as the norm and other skin tones as needing special corrective care, photography has altered how we interact with each other without us realizing it. » LEWIS, Sara, « The Racial Bias Built Into Photography », The New York Times, 25.04.2019 [en ligne:] https://www.nytimes.com/2019/04/25/lens/sarah-lewis-racial-bias-photography.html (consulté le 20 janvier 2023), traduction de l’auteure.

Bibliographie

BONGELA, Milisuthando, « FAKA by Jamal Nxedlana », Aperture, été 2019, n° 235, p. 108-113

EMBLING, Damon, « Meet Jamal Nxedlana – the South African artist using creativity to bring down barriers », euronews.culture, 28.10.2022 [en ligne:] https://www.euronews.com/culture/2022/10/27/meet-jamal-nxedlana-the-south-african-artist-using-creativity-to-bring-down-barriers (consulté le 20 janvier 2023)

LEWIS, Sara, « The Racial Bias Built Into Photography », The New York Times, 25.04.2019 [en ligne:] https://www.nytimes.com/2019/04/25/lens/sarah-lewis-racial-bias-photography.html (consulté le 20 janvier 2023)

MBEMBE, Achille, « Afrofuturisme et devenir-nègre du monde », Politique Africaine, Avril 2014, n° 136, p. 121-133

MILLER, D. Scot, « [Document] Afrosurreal Manifesto: Black Is the New black – a 21st Century Manifesto », Black Camera, automne 2013, Vol. 5, n° 1, p. 113-117

ROBERTSON, Kirsty, « Plastiglomerate », e-flux Journal, Décembre 2016, n° 78 https://www.e-flux.com/journal/78/82878/plastiglomerate/ (consulté en ligne)

SMYTH, Diane, « The New Black Vanguard: Photography between Art and Fashion », 1854, 05.12.2019 [en ligne:] https://www.1854.photography/2019/12/the-new-black-vanguard/ (consulté le 20 janvier 2023)

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